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peut dire que Nodier n’a commencé à avoir un talent véritable qu’avec le régime qui répondait à ses sentimens politiques. Est-ce là un phénomène particulier à Nodier ? Je suis persuadé que non et que, les hommes de génie mis à part, la plupart des esprits distingués n’ont de talent que par le triomphe politique de leurs opinions. Avec ce triomphe l’âme se dilate, s’épanouit, s’ingénie avec joie, trouve verve et éloquence pour célébrer sa satisfaction, et c’est cet épanouissement de l’âme qui donne naissance à la plupart des talens moyens. Un Chateaubriand, une Mme de Staël, peuvent aisément se passer de vivre sous un régime favorable à leurs opinions ; au contraire, ils trouvent dans la contrainte qui en résulte une source puissante d’inspiration. Il n’en est pas tout à fait de même pour ceux qui ne dépassent pas une moyenne taille.

Jean Sbogar parut en 1818 ; l’auteur avait trente-huit ans. Eh bien ! même alors on peut dire que Nodier en était encore à conquérir sa forme ; je n’entends pas par là l’art de la phrase, qui fut chez lui parfait dès l’origine, mais le cadre, le tour de la composition générale. Jean Sbogar est essentiellement une œuvre mixte où s’associent deux manières fort dissemblables, mais où le vieux jeu, comme on dit aujourd’hui dans l’expressif argot de l’atelier, domine par trop le nouveau. Par la façon d’agencer et de peindre les effets de terreur, cela rappelle trop souvent le Château d’Otrante d’Horace Walpole, les romans d’Anne Radcliffe, et autres productions du même genre, et en même temps il s’y rencontre quantité de pages heureuses où se révèlent à l’improviste les finesses poétiques d’un art nouveau qui n’est pas encore arrivé à complète incarnation et que d’auteur ne peut saisir que par intervalles. On dirait que, si Nodier n’a pas fait mieux, c’est faute d’avoir eu de meilleurs modèles que ceux qui étaient à sa disposition. C’est ici l’occasion de résoudre une question que nous nous sommes souvent posée pendant nos lectures de l’aimable écrivain. Sainte-Beuve a dit de Nodier qu’il avait été en bien des sens un précurseur, et ce jugement est, je crois, généralement accepté aujourd’hui. J’ai grand’peur cependant qu’il ne soit pas d’une justesse parfaite ; en tout cas, il faut s’entendre à ce sujet. Si par ce mot de précurseur on entend que Nodier était romantique dans un sens général bien longtemps avant que l’école romantique vînt au monde, avant même que Mme de Staël eût apporté d’Allemagne le nom et les principes du romantisme, on aura raison ; mais alors bien d’autres ont partagé cette gloire avec lui. N’a-t-il pas écrit dix fois en plein triomphe du romantisme que la révolution littéraire était faite dès le commencement de ce siècle ? Et cela est vrai ; seulement, comme cette révolution s’était faite sans bruit, sans programmes, sans exposés de principes, et que