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que nulle génération n’a de raison de subir un pacte social qu’elle n’a pas conclu et que toute révolte contre cette tyrannie est légitime. Si nous trouvions seulement cette idée dans les fameuses tablettes de Jean Sbogar, nous pourrions croire qu’elle n’est là que pour établir l’accord entre les principes et les actes du bandit, et qu’elle n’est en rien personnelle à Nodier, mais comme nous la rencontrons dans vingt endroits de ses ouvrages, et exprimée par des personnages qui n’ont rien de commun avec le brigandage, dans le Peintre de Saltzbourg, dont le héros est un artiste mélancolique[1], dans Adèle, dont le héros est un gentilhomme d’âme libérale, dans Thérèse Aubert, dont le héros est un jeune Vendéen, le doute n’est pas possible. Reste à savoir comment Nodier conciliait avec son conservatisme, son royalisme et son amour enthousiaste de la tradition cette idée et toutes celles qui en découlent logiquement ; il est probable qu’il acceptait naïvement cette contradiction sans s’être jamais interrogé à ce sujet. Cette explication qu’il n’a pas donnée, nous pouvons la donner pour lui ; elle est dans les sentimens que la révolution française avait développés chez lui à son insu. Ceux qui ont vécu dans des temps d’anarchie n’éprouvent plus, à quelque parti qu’ils appartiennent, devant certains faits ou certaines erreurs intellectuelles, le même étonnement et la même antipathie que ceux qui ont vécu dans des temps bien ordonnés. A qui a vu se dissoudre le lien sociables revendications les plus violentes paraissent choses légitimes, et les plus monstrueux paradoxes sont compris et acceptés facilement par quiconque a eu longtemps les oreilles assourdies par les sophismes criards des passions. L’anarchie possède une contagion qui s’étend même à ceux qui sont naturellement ses ennemis et les mieux faits pour lui résister, même aux bons et aux vertueux. Et voilà comment il se fait que Nodier le royaliste et le conservateur a choisi pour héros un voleur de grands chemins, et comment les idées qu’il lui prête ont pu s’accorder avec les siennes propres. On sait qu’à Sainte-Hélène Napoléon donna quelques-unes de ses heures à Jean Sbogar et qu’il y trouva quelque intérêt ; c’est que ce roman lui renvoyait le double écho et des passions françaises qu’il avait enchaînées, et des passions européennes qui avaient fini par le renverser.

Thérèse Aubert suivit de près Jean Sbogar. C’est une de ses très bonnes œuvres, et encore aujourd’hui on ne peut la lire sans sentir la gorge se serrer et les larmes venir aux paupières. Dans ce roman Nodier faisait un retour beaucoup plus direct que dans Jean Sbogar

  1. Il y a dans ce roman une page où cette idée a été exprimée avec une réelle éloquence. Musset, sans crier gare, s’en est emparé, l’a traduite en vers admirables sans en changer un seul mot et en a fait l’anathème révolutionnaire de Frank dans la première scène de la Coupe et les Lèvres.