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réception à l’Académie, Mérimée, se plaisant à opposer la pureté du style de Nodier à l’excentricité de ses compositions, a dit de Smarra, non sans une nuance de raillerie, que cela ressemblait au rêve d’un Scythe raconté par un poète de la Grèce. L’expression est excellente, seulement l’ironie est de trop, car c’est exactement ce que Nodier avait voulu faire. Il s’était souvenu que ce peuple illyrien, chez qui il avait observé la maladie du cauchemar, avait depuis la plus haute antiquité mêlé son sang et ses superstitions au sang et aux croyances grecques, et il choisit judicieusement une forme classique qui lui permît de combiner dans un même dormeur les terreurs sanglantes d’un soldat thrace et les visions voluptueuses d’un lettré d’Athènes. Il avait d’ailleurs l’exemple et l’autorité d’Apulée qui, de tout temps, fut l’objet de sa plus grande admiration. Qu’a fait d’autre, en effet, Apulée que l’entreprise que nous venons de décrire, et qu’est-ce que la Métamorphose sinon la peinture de ce même mélange de la civilisation grecque avec le fonds persistant de farouche barbarie des peuplades voisines, mélange dont les sorcières de Thessalie qui tourmentent le pauvre Lucius offrent le plus sinistre exemple, avec leur méchanceté voluptueuse et leur habileté scélérate ? Nodier se plaça donc sous l’invocation du rhéteur de Madaure et prit le début de la Métamorphose pour point de départ de sa composition. Le choix d’une telle forme entraînant un inévitable archaïsme, il s’ensuit quelque chose d’artificiel dans cette œuvre composée moins avec la spontanéité de l’inspiration qu’avec la patience de l’ouvrier qui assemble les pièces d’une mosaïque ; seulement cette patience a été extraordinaire. Il n’y a pas une phrase qui n’ait été reprise dix fois pour l’épurer de toute expression capable de ramener la pensée vers des temps plus modernes, il n’y a cas une image qui n’ait été triée, essayée, vérifiée, au moyen de la pierre de touche des poètes anciens. Non moindre que cette patience est la constance de l’effort qu’il a fallu pour soutenir jusqu’au bout le ton du rêve et retenir la trame fluide d’une composition toujours prête à se diviser comme une vapeur. De même que le choix de la forme entraînait un certain archaïsme, il ne se pouvait pas non plus qu’il n’y eût une certaine monotonie dans une œuvre qui par son sujet était condamnée à ne se composer que d’images ; mais ce défaut même est ici une qualité, car cette monotonie, berçant l’esprit d’un flot ininterrompu de phrases harmonieusement cadencées, le place dans la disposition même où le sommeil le veut pour le rêve. Et d’ailleurs, quelle variété dans cette multitude d’images ! il y en a là de toute sorte et de dignes des plus vrais poètes, soit qu’il nous montre l’essaim des rêves s’abattant au-dessus du dormeur à la façon des abeilles qui se