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suspendent en grappes au sommet d’un jeune pin, soit qu’il nous peigne la lune « tachée de sang, semblable au bouclier de fer sur lequel on vient de rapporter le corps d’un jeune Spartiate égorgé par l’ennemi, » soit qu’il nous fasse approcher du cadavre du plus ancien des soleils « couché sur le fonds ténébreux du firmament comme un bateau submergé sur un lac grossi par la fonte des neiges. » Œuvre de rhétorique, si l’on veut, et dont les dilettanti enragés peuvent seuls sentir le mérite, mais tous ceux qui savent le prix d’une cadence, d’une chute de phrase, d’un choix de mots sourds ou vibrans, d’une image bien trouvée et bien assortie à son objet, y prendront toujours un plaisir extrême. Sainte-Beuve a nommé Nodier un Arioste de la phrase, et cette heureuse définition est de la plus extrême exactitude, mais Nodier ne l’a jamais méritée autant que dans Smarra.

Pour être heureuse, la tentative n’en est pas moins singulière, et comme il est impossible de ne pas être frappé de cette singularité, on se dit que Nodier a eu peut-être un but secret, et l’on s’évertue à trouver à ce rêve prolongé un sens ésotérique différent du sens apparent. Ce sens, il y est, je crois, chuchoté bien bas, il est vrai, mais comme il convient aux habitudes des esprits de mystère. Je le donne tel que je l’aperçois ; si je me trompe, ce n’est qu’une illusion de plus, très excusable en telle matière. Il faut le chercher dans le contraste entre le rêve et les délicieux épilogue et prologue qui le précèdent et le ferment. Deux ordres de sentimens très opposés vont ainsi nous apparaître ; d’un côté, les mauvais génies des pensées homicides et des passions implacables issues de la civilisation païenne ; de l’autre, les bons anges de la paix, de la tendresse et de l’amour, enfans de la civilisation chrétienne. Eh bien ! étendez ce contraste, faites-en l’application aux temps où Nodier avait vécu et à celui où il écrivait ce songe, et dites si vous ne pouvez pas traduire ainsi l’exquise musique de ces couplets du commencement et de la fin : « Dormez, vous dont la jeunesse a connu tant de mauvais jours, et que l’inquiétude de les voir renaître ne trouble pas votre sommeil. Dormez en paix, nous vivons sous le règne du roi très chrétien, Louis, dix-huitième du nom. Chassez pour jamais ces images funestes de sorcières méchantes et de gnomes hideux, de victimes et de bourreaux. Cet échafaud de Lucius ne se dressera plus jamais, ni pour vous, ni pour ceux que vous aimez ; ces cortèges funèbres qu’il vous décrit n’escorteront plus personne à la mort ; ce peuple effrayant ne viendra plus sous vos fenêtres, hurlant des menaces, et demandant vos têtes. » Oui, dans cet étrange petit livre, on reconnaît la trompeuse sécurité de la société de la restauration, on sent la respiration haletante des