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mettre des bornes à la puissance humaine ! mais il me semble que le beau et le bien sont arrivés depuis longtemps à leur apogée. Nous ne verrons jamais une floraison de chefs-d’œuvre pareils à celle qui a resplendi sur la Grèce et jamais un idéal aussi pur que celui qui a brillé sur la Judée n’apparaîtra à nos regards. L’évangile a dit le dernier mot en morale comme Phidias a dit le dernier mot en art.

On s’étonne quelquefois du charme extraordinaire que ce livre a exercé et exerce encore sur les âmes ; lorsqu’on compare sa doctrine à celle des plus nobles stoïciens, on se demande pourquoi ce n’est pas l’enseignement de ces derniers qui a pris dans la conscience humaine la place qu’y occupe l’enseignement de Jésus. Assurément, s’il fallait, pour entraîner la volonté, des observations exactes, des raisonnemens bien liés, une grande force de dialectique, Épictète ou Marc-Aurèle auraient mérité plus que personne de devenir les maîtres de l’humanité. On ne saurait leur reprocher les illusions qui éclatent à chaque instant dans les discours évangéliques ; ils avaient sondé la réalité tout entière et ne trouvant nulle part autour d’eux la justice, n’espérant en aucune manière la voir se lever sur la terre, ils s’étaient décidés, par un effort sublime, à l’engendrer en quelque sorte en eux-mêmes et à l’y maintenir intacte au milieu de l’agitation des misères extérieures. Mais c’est là précisément ce qui fait leur faiblesse ; si grande et si admirable qu’elle soit, leur œuvre est trop manifestement factice, elle prête trop aux objections pour ne pas offrir à l’imitation des obstacles presque invincibles. L’incomparable séduction de l’évangile tient, au contraire, à la part qui y est faite à l’imagination, au rêve, à l’erreur si l’on veut ; rien n’y est sec, rien n’y est doctrinal, rien n’est arrêté ; je ne sais quoi de transparent et d’aérien y circule d’un bout à l’autre ; à chaque page, ce souffle charmant de l’espérance et de la foi en soutient les conseils. L’aspérité du commandement s’y dissimule toujours sous. la grâce d’une promesse dont la réalisation paraît si prochaine qu’on ne s’avise pas de douter un instant qu’elle ne soit certaine. C’est quelque chose qui rappelle l’attrait irrésistible du pays de Génézareth. Il a fallu le soleil de la Grèce pour animer les marbres de ses statues ; il a fallu aussi l’azur du lac de Tibériade pour colorer l’évangile. Tout ce qu’il y avait de fraîcheur et de délicatesse dans le paysage est passé dans le livre, et il y en avait tellement qu’après tant de siècles, le prestige n’en est pas même affaibli !

Chose étrange cependant, cette contrée délicieuse, qui a inspiré la plus fine et la plus délicate des morales, a donné également naissance au plus froid, au plus pédantesque, au plus fastidieux corps