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l’homme se rendait parfaitement compte de la brutalité et de la misère profonde de tout ce qui est et de tout ce qui peut être, s’il se bornait à constater froidement le néant des principes et la contingence des lois que sa raison découvre, s’il connaissait exactement les bornes imposées à sa volonté, ne perdrait-il pas au contact de la vérité les seuls instincts qui justifient la vie et qui semblent lui donner quelque portée ?

C’est précisément parce qu’ils n’ont et n’auront jamais d’existence matérielle que le bien qu’il crée et le beau qu’il réalise exercent sur sa pensée une action si bienfaisante. Vouloir faire de la morale une science fondée sur une doctrine certaine, claire, logique et constante est une entreprise plus que téméraire ; les raisonneurs de tous les siècles l’ont tenté vainement. Dès qu’on cherche à expliquer ce que c’est que le bien, dès qu’on le rattache à une théorie générale sur l’origine et les destinées de l’humanité, dès qu’on s’efforce d’en retrouver la cause et d’en faire, ainsi qu’on dit aujourd’hui, la genèse, on se heurte à des difficultés, à des contradictions qu’aucune philosophie n’est capable de résoudre. Le bien se sent, il ne se définit pas ; encore moins se démontre-t-il. La morale est un art, une poésie, la plus belle de toutes, mais soumise à la condition générale qui veut que la poésie nous séduise d’autant plus qu’elle nous arrache plus complètement à la réalité. Sait-on pourquoi une ode, un tableau, une statue, une symphonie nous émeuvent profondément ? On ne sait pas davantage d’où vient le charme que nous trouvons à la vertu. Si l’on examinait de très près nos actions les plus généreuses, on s’apercevrait qu’elles sont contraires aux conseils de la raison et qu’elles aboutissent à une simple duperie, de même que, si l’on s’avisait de rechercher d’où vient le vêtement des lis des champs que Jésus prenait pour un don gratuit du Père céleste, on reconnaîtrait qu’il est le produit d’une série de destructions et de combinaisons violentes. Le monde ancien croyait que la sagesse consistait à vivre conformément à la nature, c’est qu’il ne savait pas ce que c’était que la nature : il la jugeait d’après les apparences, n’ayant point encore découvert qu’elle n’enseigne que l’égoïsme, que la satisfaction de l’appétit du plus fort aux dépens du plus faible. Le monde moderne ne se trompe pas moins lorsqu’il attend de la science une notion plus élevée du devoir. Le devoir n’est pas du ressort de la science, le dévoûment échappe à toute démonstration. La science, dans ses manifestations matérielles, ne peut créer que l’industrie ; dans ses manifestations spirituelles, elle ne va pas au-delà de la police. Ne lui demandez de produire ni l’art ni la morale, elle en est incapable. Dieu me garde de vouloir prédire l’avenir ! Dieu me garde surtout de prétendre