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l’analyse morale, c’est enfin la portée lointaine, et je dirai philosophique, des œuvres. On sent, dans les romans de M. Cherbuliez, comme dans les romans de George Eliot, des écrivains pour ainsi dire supérieurs à leur fiction, ou, si vous aimez mieux (et ce qui devient de jour en jour plus rare), une science de l’homme et de la vie qui dépasse, qui déborde et qui fait presque éclater le cadre étroit où le romancier avait enfermé son sujet : ce La vulgarité et la prolixité sont le danger d’un genre où le lecteur ne cherche guère qu’une distraction et un amusement. Avec quelques maîtres exquis… vous avez su éviter ces défauts. Toujours une haute pensée vous guide. Vous ne tombez jamais dans ces interminables histoires bourgeoises… Loin de songer à une imitation servile de la réalité, vous cherchez les combinaisons capables de mettre en lumière ce que la situation de l’homme a de tragique et de contradictoire. » Le lecteur a reconnu les paroles de M. Renan. Mais M. Scherer ne disait-il pas à peu près les mêmes choses quand il écrivait : « La philosophie, voilà ce dont un roman se passe le moins. S’il n’a pas de philosophie, il n’a pas de sens, et s’il n’a pas de sens que nous veut-il ? L’homme est ainsi fait qu’il se cherche partout. Dans la nature, il poursuit un mystère qui n’est autre que le sien propre. Dans l’histoire il interroge sa destinée…. Le roman même n’est rien pour nous s’il n’est une interprétation du monde et de la vie. Eh bien ! les livres de George Eliot sont pleins de ces leçons que renferme toujours V œuvre du grand artiste. » Les deux citations marquent bien entre quelles bornes il faut contenir le rapprochement. Si vous venez de lire un roman, quand une fois vous l’avez achevé, quand vous n’êtes plus sous le coup de l’émotion, quand la fable commence même à s’embrouiller et s’effacer dans votre souvenir, ôtez-la, d’un dernier effort, désapprenez-en l’intrigue, oubliez-en jusqu’au nom des personnages ; s’il ne vous reste rien du livre, — et je suis bien obligé d’accorder à M. Renan que c’est assez l’ordinaire, — le roman est jugé. Mais d’un roman de M. Cherbuliez, comme d’un roman de George Eliot, il découle toujours une leçon de l’expérience ; une connaissance plus intime, et souvent toute nouvelle, de ces mouvemens secrets de l’âme qui sont les régulateurs, et souvent malgré nous, de nos propres destinées ; enfin, ce qu’on nomme d’un mot, et ce que je ne trouve guère que chez eux parmi les romanciers contemporains, une conception philosophique de la vie. D’autres ont eu plus de puissance d’émotion ou plus de verve et d’âpreté satirique, tels qu’en Angleterre l’auteur de David Copperfield ou l’auteur de la Foire aux vanités ; — d’autres encore ont eu, comme en France, l’auteur de Valentine, ou l’auteur du Journal d’une femme et de Julia de Trécœur, plus d’entraînante éloquence ou de force dramatique, — mais nul n’a eu dans le même degré ce sens de la moralité qui caractérise l’auteur d’Adam Bede, ou ce sens de l’ironie des choses qui caractérise l’auteur de Meta Holdenis, ni ce