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depuis quatre ans. « Il n’y a pas tellement loin, lui écrivait-il, de la Sarthe à Paris, que le bruit des lectures que vous avez faites chez Beaumont ne soit venu jusqu’à nous. Je souhaite bien que vous puissiez imprimer quelque chose pour l’hiver prochain. Cette société parisienne boit, mange, se rue aux emprunts pour aller jouer le lendemain à la Bourse. Il faut bien lui présenter de temps en temps le côté moral de son histoire, et mettre sous ses yeux le tableau des périodes de gloire ou d’humiliation qu’elle a traversées. » Le succès éclatant du livre de M. de Tocqueville fut pour M. Dufaure une des grandes joies de ce temps. Au milieu du silence général, il y voyait une revanche de l’esprit. À ses yeux, les jeunes gens avaient besoin de méditer ces pures et nobles doctrines pour être préservés des maximes perverses que l’on répand autour d’eux. Il pressait M. de Tocqueville de continuer « ces investigations profondes qui retrouvaient si bien la vie réelle du passé sous son histoire apparente ou convenue, » et il hâtait de ses vœux l’achèvement du second volume. La santé de plus en plus ébranlée de l’écrivain devait, hélas ! ralentir son travail et bientôt briser sa plume entre ses mains. Sa mort porta un coup sensible à M. Dufaure. Non-seulement il perdait en lui un cœur d’une rare délicatesse, mais il puisait des forces dans ce commerce avec une âme fière qui avait tiré de ses méditations le secret de nos malheurs, qui, dans une de ces époques de transition, où le découragement est le pire des maux, savait tenir ses amis et ses lecteurs à égale distance des illusions et du pessimisme. M. Dufaure connaissait trop son temps pour croire que son deuil fût partagé par d’autres qu’une élite, mais il jugeait avec raison que cette élite se composait de tous ceux qui avaient conservé l’habitude de penser : « Je crois comme vous, madame, écrivait-il à Mme de Tocqueville, que notre société française est égoïste et oublieuse ; dès qu’un homme lui est devenu inutile par son grand âge, sa retraite volontaire, ou par la mort, quelque service qu’il lui ait rendu, elle n’en tient plus aucun compte ; quelques-uns peuvent le regarder curieusement comme un débris d’un autre âge ; c’est le seul genre d’attention qu’on lui accorde. Mais il est des hommes rares, exceptionnels, dont les œuvres ou les écrits sont une mine féconde pour les conceptions de ceux qui leur survivent. Ils sont continués par tous ceux qui se nourrissent de leurs idées, et le monde n’a garde de les oublier ; à plus forte raison ceux qu’ils honoraient de leur amitié, qu’ils ont vus de près, qui ont eu la communication de leurs secrètes et nobles pensées. »

On dit qu’en serrant les rangs un bataillon décimé reprend courage. M. Dufaure énumérait les soldats encore debout ; il semblait faire l’appel : en envoyant le bulletin de leur santé à la veuve de