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de bataille de l’Europe, il aura avec lui combattu pendant vingt ans, il aura vaincu, il aura souffert avec lui et pour lui, et, puis, pendant l’exil, après la mort, il se nourrira tristement des souvenirs que lui a laissés cette grande intelligence qu’il a eu l’honneur d’approcher ; un ancien et fidèle serviteur aura vu un vieux roi à cheveux blancs, dont il avait admiré la dignité et éprouvé la bonté, tomber d’un trône glorieux, pour prendre la route de l’exil, il conserve pour lui de respectueux et d’ineffaçables regrets ; un autre aura assisté à l’intérieur d’une royale et auguste famille dans laquelle, comme le dit une simple et belle épitaphe inscrite sur le tombeau des Douglas à l’abbaye de Westminster, dans laquelle toutes les filles étaient chastes et tous les fils étaient vaillans ; il conservera leur souvenir pieusement et il ira mêler ses larmes à la douleur de ses deuils trop répétés. Je le dis à l’honneur de ce pays, de tous, pouvoir et citoyens, on respectera, on honorera de tels regrets. Pourquoi ne voulez-vous pas qu’il y ait quelque regret aussi pour des idées dont notre intelligence s’est nourrie, pour des institutions dont nous espérions voir sortir la grandeur de notre patrie ?

Un homme est entré dans la vie publique à l’âge où, nous autres, nous cherchions laborieusement une profession. Il y est entré avec toutes les illusions et toutes les ardeurs de la jeunesse ; il a eu le bonheur de prendre en main, dès les premiers jours, une sainte et grande cause, et il l’a prise en main avec une telle autorité que personne en France n’a pu lui contester le droit d’en porter le drapeau ; il l’a défendue pendant vingt ans au milieu des luttes les plus vives ; il a obtenu des succès personnels éclatais et, ce qui lui était bien plus précieux encore, des succès réels pour la cause qu’il défendait, et il a obtenu tout cela par la liberté de la discussion, de la tribune ; je ne m’étonnerai vraiment pas, lorsque la tribune sera tombée, lorsque tout fera silence autour de lui, s’il va dans un pays voisin et s’il assiste à l’un de ces grands drames de la libre discussion dans lesquels se succèdent les plus éminens orateurs d’un pays très éclairé, je ne m’étonnerai pas s’il s’anime avec eux, s’il se passionne avec eux. Il croira revoir ses rivaux, ses amis, ses combats d’autrefois ; il éprouvera le besoin de dire, d’exprimer tout haut ses émotions. Son langage sera vif et coloré, et si, au milieu de ses expressions, quelque terme de comparaison avec des pays qui s’accommodent d’une autre vie lui échappe, vous ne saisirez pas ce mot au passage, vous, n’oublierez. pas l’impression générale d’un écrit de soixante-dix pages pour ne garder en mémoire qu’une phrase isolée, une expression trop vive, y voir un délit et le condamner !


Les jeunes gens d’aujourd’hui ne peuvent se douter de ce que ressentaient alors les hommes de leur âge. Étrange transformation