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difformité physique la plus hideuse, la plus repoussante, etc., et puis jetez-lui une âme, et mettez dans cette âme le sentiment le plus pur qui soit donné à l’homme : le sentiment paternel. Qu’arrivera-t-il ? . C’est que l’être difforme deviendra beau. Au fond, voilà ce que c’est que le Roi s’amuse. Eh bien ! qu’est-ce que c’est que Lucrèce Borgia ? Prenez la difformité morale la plus hideuse, la plus repoussante, etc., et maintenant mêlez à cette difformité morale un sentiment pur, le plus pur que la femme puisse éprouver : le sentiment maternel, et cette âme difforme deviendra presque belle à vos yeux. » Le procédé, ici, apparaît à plein. J’ai souligné à dessein ce « maintenant » après cet « et puis : » c’est qu’en effet le poète, naturellement et presque sans y prendre garde, lorsqu’il imagine un être moral, aperçoit deux élémens contraires, isolés dans la nature ; c’est qu’il les aperçoit presque d’un même coup d’œil et les ajoute l’un à l’autre ; l’addition, pour lui, est si rapide et facile, — étant nécessaire, — qu’il ne se souvient pas de l’avoir faite et croit de bonne foi qu’il a seulement constaté un total ; ravi de la beauté du contraste, il ne voit pas que, ce contraste, c’est lui qui l’institue, et, trouvant le beau, du même coup il croit toucher le réel. Triboulet, dans le Roi s’amuse, « l’être difforme devenu beau, » et Lucrèce, « l’âme difforme devenue presque belle, » sont pour lui des personnes réelles ; les contrariétés même de leur nature sont, à ses yeux, une garantie de leur réalité ; ces créatures de sa fantaisie ont la vérité humaine, psychologique, universelle, éternelle ; il n’a plus qu’à leur communiquer la vérité particulière, historique, locale, temporaire ; il ne s’occupe plus que de leur costume et du milieu où elles figureront : ainsi, le plus souvent, une synthèse de Victor Hugo n’est qu’une antithèse habillée.

Mais, cependant, plus une antithèse est parfaite et plus elle diffère d’une synthèse vivante. Une antithèse parfaite est celle de deux abstractions, — car deux êtres concrets ont toujours des ressemblances, — une antithèse parfaite n’est qu’une abstraction double : or Victor Hugo est ainsi doué que les antithèses qu’il imagine ne sauraient être imparfaites. Par là, ses personnages sont des monstres, — au sens où les naturalistes et les botanistes prennent ce mot, — et son théâtre un musée de tératologie morale. Tel de ces héros fait sur lui-même et ses voisins, à ce sujet justement, de singuliers aveux. « Deux anges luttaient en moi, dit Lucrèce Borgia, le bon et le mauvais, mais je crois enfin que le bon va l’emporter ; » Gubetta lui répond : « Si nous devenions, vous une bonne femme et moi un bon homme, ce serait monstrueux. » Monstrueux, en effet ! Gubetta dit bien ; et cependant, avertis, nous assistons à ce spectacle : Lucrèce, au moins, devient une bonne femme ou, plutôt, elle l’est dès ce moment où le poète imagine presque à la fois et d’un seul trait d’esprit sa vilenie morale et sa noblesse maternelle. Et notez qu’il ne cherche pas, comme ferait un véritable