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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/250

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retombait sur le dossier du fauteuil. Un de ses pieds, placé sur un tabouret, attirait mes regards et les retenait ; un soulier en cuir verni, muni d’une large pièce en veau d’Orléans, contenait ce pied déformé, — que l’on m’excuse, — par un oignon monstrueux qui se soulevait comme une gibbosité latérale. c’est ce pied, alors qu’il était fin, mince et cambré, que lady Stanhope avait admiré, quand Lamartine, éblouissant de grâce, voyageait comme un jeune roi dans les montagnes du Liban. Il y avait longtemps : la vieille magicienne de Saïda n’aurait pas reconnu celui auquel les astres, consultés par elle, promettaient de souveraines destinées ; les étoiles s’étaient éclipsées ; le pied, « sous lequel l’eau pouvait passer sans le mouiller, » s’était couvert de nodosités ; l’homme politique s’était brisé dans sa chute, le poète avait perdu sa lyre ; de tant de gloire il ne restait plus qu’un pauvre écrivain, attelé à un labeur dont la rémunération ne suffisait pas à payer l’intérêt des dettes accumulées par imprévoyance. Cette imprévoyance, qui chez Lamartine était naturelle, changea de caractère avec l’âge et devint une maladie : la prodigalité maniaque. Dans l’affaiblissement des facultés mentales, le souvenir des grandeurs passées subsistait. Lamartine, entrait dans les magasins et achetait sans compter. Une fois, il fit l’acquisition de soixante pendules ; une autre fois, il se commanda trois cents paires de chaussures. Un ami dévoué le suivait à distance et faisait comprendre aux marchands que l’on ne devait pas tenir compte de ces fantaisies. Lui non plus, il n’est pas mort en temps opportun : quelle mémoire lui eût survécu s’il avait disparu au lendemain du jour où il déchira le drapeau rouge que les ancêtres de la commune voulaient lui imposer ! Le sort fut cruel et lui infligea une vieillesse pendant laquelle son âme ne lui survivait pas ; le souffle qui l’animait encore s’envola à l’avant-dernière année de l’empire. En réalité, il mourut lors des élections législatives de 1849 ; depuis cette époque, il n’était plus qu’une ombre.

Cette lecture, dont je n’aurais conservé aucun souvenir si elle n’avait eu lieu chez Lamartine, avait eu aussi Lanfrey pour auditeur. C’était un jeune homme blond, attentif, empressé et ne ménageant les complimens à personne. Sous sa forme aimable et juvénile on devinait facilement une ambition qui avait peine à se contenir ; son esprit alerte, très clair, de déduction logique, était pour lui faire concevoir de hautes espérances ; il méprisait les hommes, ne s’en cachait guère et estimait que les peuples sont des troupeaux qui ont besoin d’une forte houlette. Le métier de berger, j’imagine, ne lui aurait pas déplu. Il était républicain, je le crois, puisqu’il le disait ; je l’aurais plutôt pris pour un autoritaire ; il me semble que sa république eût été une oligarchie dans laquelle il ne se serait pas attribué le dernier rang. A la date du 23 janvier 1856,