faire d’une pierre deux coups, Lanfrey, très apprécié comme écrivain, déjà célèbre, disparut dans la diplomatie ; il y fut correct et ignoré. Il perdit les dernières années de son existence dans des fonctions honorables, mais stériles. Représenter une puissance vaincue auprès d’une puissance neutre qui n’a que de faibles intérêts commerciaux, quitter le travail des lettres et de l’histoire pour se condamner à rédiger des dépêches dont l’influence ne se peut faire sentir sur la politique générale, c’est lâcher la proie pour l’ombre, et j’imagine que Lanfrey a parfois regretté le temps ou, libre et maître, de sa pensée, il était moins excellence et plus indépendant. Je suis persuadé qu’il serait revenu aux lettres ; la mort ne lui en laissa pas le loisir. Une phtisie laryngée l’arrêta au milieu de sa course et le coucha dans la tombe avant qu’il ait pu donner sa mesure ; mais je crois qu’il eût donné cette mesure ample et vraiment glorieuse s’il n’eût quitté la voie littéraire, où ses aptitudes et son talent auraient dû le retenir. Comme tant d’autres, il a suivi le feu follet et s’est égaré.
Pour le gros public, Lanfrey est un inconnu ; il n’était point populaire et ne l’aurait jamais été ; cela fait son éloge. Entre la célébrité et la popularité, qui est la gloire en gros sous, a dit Victor Hugo, il y a un abîme. Le sonnet d’Arvers est célèbre ; on peut affirmer, dès à présent, qu’il est immortel ; il ne sera pas populaire. Pour plaire à la foule et en être compris, il faut certaines qualités de vulgarité que l’on retrouve en musique dans le Postillon de Lonjumeau ; en peinture, dans les tableaux d’Horace Vernet ; en littérature, dans les Mystères de Paris d’Eugène Sue. Ces qualités ou, pour mieux dire, ces défauts, Lanfrey ne les possédait pas ; il avait la pensée hautaine, le style ferme et les dons cultivés qui charment les esprits d’élite. Sa réputation ne fut point une réputation de coterie, comme on l’a dit, ce fut une réputation sérieuse, enviable, établie par des hommes distingués, par des gourmets de l’intelligence et des amoureux du beau langage. Il en est de même d’Eugène Fromentin, dont la réputation, fondée sur le concours des artistes, des écrivains et des gens de goût, est assez solide pour défier le temps. Celui-là fut doué d’une façon exceptionnelle, et jamais corps plus chétif ne contint de plus vibrantes facultés. C’était un nerveux, une sensitive qui recevait des impressions de toute part et semblait les mettre en réserve pour féconder son œuvre. Il a cette fortune inouïe de pouvoir rendre toutes ses sensations ; il a les deux outils ; l’un complète l’autre ; ce que le pinceau ne peut traduire, la plume le raconte. Il a l’œil du peintre, l’œil, qui n’oublie jamais, qui se rappelle une ombre portée, un rayon de lumière, une nuance, un miroitement d’eau, un pli de draperie, un reflet d’étoffe ; en même temps, il possède le cerveau qui juge,