Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/256

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lequel il a été conçu. Les impressions y sont condensées avec un art ou une naïveté sans égale ; Gautier l’admirait beaucoup et disait :

« C’est du soleil concentré. » Le mot n’a rien d’excessif : on brûle dans les rues d’El-Aghoüat, sous cette clarté perpendiculaire qui trace à peine une marge d’ombre le long des murs. Je considère que c’est un grand honneur pour la Revue de Paris d’avoir publié ce volume qui est le début, — qui est le chef-d’œuvre, — de Fromentin dans les lettres. Du premier coup il a atteint au plus haut et ne s’est jamais dépassé.

Fromentin semblait avoir encore de longues années à vivre ; malgré sa délicatesse, il avait de la résistance ; on pouvait croire qu’il avait traversé les heures périlleuses, lorsque, étant chez lui, à la campagne, près de La Rochelle, il fut atteint, dans l’été de 1876, d’un phlegmon à la bouche ; il mourut le 27 août avant d’avoir accompli sa cinquante-sixième année, car il était né le 24 octobre 1820. On l’enterra au cimetière de Saint-Maurice. il n’y a pas de corbillard dans le pays. La « confrairie » le porta sur ses épaules. Le cercueil où reposait sa légère dépouille était recouvert d’un tapis bariolé, comme on en jette sur la bière des hadjis que l’on conduit au champ de morts. La route que l’on suivit était aride et blanche, semblable à un de ces sentiers africains qu’il avait parcourus au temps de sa jeunesse et dont l’image reste à jamais fixée dans ses tableaux et dans ses livres. La place que Fromentin occupait dans les lettres et dans les arts est restée vide ; ce n’est cependant pas que les imitateurs lui aient manqué ; bien des peintres ont marché dans la route qu’il avait ouverte, mais de loin, de très loin, sans l’atteindre ; les écrivains qui ont cherché à le copier n’y ont pas réussi ; il fallait ses doubles facultés pour si bien faire et cela lui donne un rang à part au milieu des hommes de notre époque. Il n’est pas le seul parmi les peintres qui ait écrit, mais il est le seul qui ail écrit en maître, comme un écrivain de race dont le talent est inconscient et la forme naturellement belle. Eugène Delacroix aussi a parfois quitté le pinceau pour la plume, mais il n’a traité que des questions relatives à son art ; il n’a même pas reculé devant une étude sur le Jugement dernier de Michel-Ange, qu’il ne connaissait que par la copie de Sigalon, car ses curiosités, ses hésitations ou ses terreurs d’artiste me l’ont jamais conduit en Italie. L’homme a peint le plafond de la galerie d’Apollon au Louvre, qui a parlé de Gros et de Prudhon en termes excellens, était, lui aussi, doué d’une rare intelligence. Sa destinée fut étrange ; presque persécuté aux jours de sa jeunesse, méconnu dans son âge mûr, célèbre au milieu d’un groupe d’artistes qui ne peut lui venir à l’imposer à l’opinion, il commence à être apprécié lorsque sa vue et sa main affaiblies le servent mal, et, dès qu’il est mort, il est illustre ; ceux-là même qui en ont souri