l’inquiétaient, car il lui semblait qu’on lui fermait l’accès de l’Institut.
Comme tant d’artistes que l’on a proclamés des novateurs, un peu malgré eux, il avait fini par s’accepter tel qu’il était, par ne plus chercher à se modifier et par établir tout un système sur ses défauts même, comme pour mieux les mettre en relief. Sa théorie était celle-ci : « Dans un tableau, c’est la coloration qui doit dominer parce que c’est la coloration qui donne l’impression première ; par conséquent, la ligne et l’ordonnance sont secondaires ; on ne doit donc en tenir compte que dans une proportion restreinte. » C’est un procédé musical ; aussi faisait-il des symphonies plutôt que des tableaux : l’Entrée des croisés à Constantinople est une symphonie en bleu majeur, tandis que la Barque des naufragés est une symphonie en vert mineur avec un rouge à la clef ; car pour rendre plus livide la tonalité des matelots, de la mer et du ciel, il jette un éclat vermillon sur le manteau d’un de ses personnages. C’est ingénieux, mais d’un peintre décorateur plutôt que d’un peintre de chevalet. Dès qu’il touchait la couleur, — la couleur abstraite, — il devenait d’une ingéniosité merveilleuse. Je l’ai vu, un soir, près d’une table sur laquelle se trouvait une corbeille pleine d’écheveaux de laine. Il prenait les écheveaux, les groupait, les entrecroisait, les divisait selon les nuances et produisait ainsi des effets de coloration extraordinaire. Je lui ai entendu dire : « Les plus beaux tableaux que j’ai vus sont certains tapis de Perse. » Je doute qu’il fût sincère lorsqu’il parlait ainsi. Cet amour de la couleur pour la couleur l’a parfois conduit à des tours de force d’exécution ; dans le Justinien qui était au Conseil d’état et que la commune a brûlé, les pierreries ornant les brodequins et la reliure des Institutes étaient, comme l’on dit à prendre à la main ; jamais le chatoiement des cabochons n’a été rendu avec une perfection pareille ; dans ses Femmes mauresques, les broderies d’or sont faites à désespérer un passementier. Je connais un portrait peint par lui, portrait d’une jeune femme blonde, dont les traits réguliers avaient de la finesse. Du visage Delacroix n’était arrivé à faire qu’une caricature ; en revanche, le collier de perles qui battait sur le cou faisait illusion et semblait un trompe l’œil. Ainsi dans un tableau il négligeait souvent les personnages pour ne s’attacher qu’à un accessoire dont la coloration l’avait séduit. Lorsque la couleur est absente de ses compositions, il tombe parfois dans le grotesque ; c’est le fait de ses lithographies sur les œuvres de Shakspeare et sur celles de Goethe : les êtres grimaçans qu’il imagine, ces yeux sans cils, sans paupières, sans sclérotique, sans point lumineux ; ces doigts noueux, ces épaules bossues, ces attitudes contournées à la fois prétentieuses et vulgaires, sont un étrange commentaire de la poésie, même lorsqu’elle peint la folie, comme dans Hamlet, ou qu’elle évoque le diable comme dans Faust.