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toujours effrayé, il y a une profondeur dans l’unité de la coloration qu’il est impossible de rendre. « Il était en veine d’amertume, car il s’écria sans transition et répondant évidemment à sa pensée : « Ah ! messieurs les écrivains, comme vos éloges nous nuisent dans l’esprit du public et comme vos critiques nous sont douloureuses. Où sommes-nous ? Au premier rang ou au dernier ? Il y a des jours où tout est certitude, d’autres où l’on doute de tout. Ah ! que je voudrais revenir dans cent ans pour savoir ce que l’on pensera de moi ! » Je fus au moment de lui répondre : On vous placera entre Tiepolo et Jouvenet, mais je n’osai pas, et je crois que je fis bien de me taire.

Dans ses heures de détente, il avait de l’enjouement, de l’esprit, et était un causeur agréable. Le monde le rechercha et il y rencontra des succès qui ne le retinrent pas ; il aimait trop le travail pour ne pas s’écarter des frivolités absorbantes ; de tous les dons, le temps lui paraissait le plus précieux, il ne le gaspillait pas et, comme les hommes réellement laborieux, il le voyait fuir avec angoisse, car à mesure qu’il exécutait une œuvre ; il en concevait d’autres. Il n’aimait que son atelier, il y vivait avec prédilection ; ses rêves semblaient s’y être concentrés et lui faisaient un milieu ambiant, à la fois plein de charmes et de découragement, loin duquel il se déplaisait. Il était là au centre même de ses aspirations, de ses désirs, de ses mécomptes et ne s’en écartait qu’avec peine. Lorsque la double lassitude de la main et du cerveau le contraignait à quitter la palette, il lui arrivait de s’étendre sur son divan, de prendre une mandoline et de « gratter un air. » Si alors quelque maritorne de ses entours, le madras en tête, les chaussons de lisière aux pieds, venait se trémousser devant lui, il y prenait plaisir. Est-ce bien elle qu’il voyait ? Sa rêverie ne la transformait-elle pas, n’apercevait-il pas la danseuse arabe qui, remuant les hanches et heurtant les crotales, avait dansé pour lui lorsqu’il était au Maroc ? Les gens qui vivent par le cerveau, — et Delacroix fut du nombre, — ont besoin de bien peu de chose pour se faire illusion et goûter des bonheurs que la réalité n’accorde pas toujours.

Lorsque je connus Delacroix, il avait cinquante ans ; on ne les lui aurait pas donnés, car son visage garda longtemps les apparences de la jeunesse ; son existence était très calme, mais il avait eu jadis ses emportemens et se rappelait quelquefois avec complaisance les plaisirs violens qu’il n’avait pas dédaignés. Ses premières années lui avaient laissé de bons souvenirs ; il ne parlait de Pierre Guérin, qui fut son maître, qu’avec un respect attendri, et de Géricault il me disait : « C’est un grand malheur pour moi qu’il soit mort. » En effet, on comprenait, à l’entendre, que Géricault, nature impétueuse et autoritaire, avait exercé sur lui une influence considérable, influence que dix années de plus et le talent