Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/291

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Craignaient-ils seulement les incursions des pirates ? Les bords du Golfe-Persique ont, de tout temps, été infestés par des flottilles de marins pillards, et Alexandre lui-même, dans la courte traversée qui le porta de l’embouchure de l’Eulée à l’embouchure du Tigre, paraît avoir eu l’occasion de châtier un de ces brigands, dont l’arrogance, à la grande satisfaction des rhéteurs, prétendait traiter d’égal à égal avec le conquérant de l’Asie. Toujours est-il que les Perses avaient cru devoir barrer le cours du Tigre par des digues : « Le chenal de la rivière, écrit en 1881 le commander Pringle, n’offre d’autre danger que les restes d’un ancien ouvrage en briques. » Alexandre donne l’ordre de renverser ce gênant obstacle, — ordre qui fut, paraît-il, très incomplètement exécuté, — puis il poursuit sa navigation vers Opis. Éphestion continue de lui faire escorte marchant avec l’armée le long des rives du fleuve.

Arrivé à Opis, le roi rassemble ses troupes : il sent depuis longtemps la nécessité de rajeunir l’armée. Toute résistance sérieuse de la part des Asiatiques est brisée ; quel besoin Alexandre a-t-il encore de ses vétérans ? Ce qu’il lui faut, ce sont surtout des soldats dociles ; les vétérans ne le deviendront jamais. Tous ceux que l’âge ou les blessures semblent rendre moins propres à un service actif sont libres de rentrer dans leurs foyers ; Alexandre les congédie, mais il veut que leur sort fasse envie à ceux qui n’ont pas quitté la Macédoine. Les trésors de l’Asie ne sont pas encore assez épuisés pour que le roi ne puisse pas payer dignement les exploits de ses vieux compagnons d’armes. Qu’ils partent comblés des dons qu’une main affectueuse leur prodigue, qu’ils aillent raconter à la Grèce ce qu’a fait en dix ans la grande armée ! Elle a conquis le monde et l’a si bien assujetti que 13,000 hommes d’infanterie et 2,000 cavaliers suffiront désormais pour le garder.

Croit-on que cette annonce ait été reçue avec joie ? Les vétérans vont-ils saluer de leurs acclamations la liberté qui leur est rendue ? Loin de là ! Les vétérans ne voient qu’un insupportable affront dans la résolution qui leur rouvre le chemin de la patrie. Laisser Alexandre aux Perses, voilà ce que ces amans idolâtres et jaloux ne sauraient admettre. Jeunes et vieux, soldats licenciés et soldats maintenus sous le drapeau, tous se soulèvent et s’indignent ; tous demandent à partir : « Alexandre n’a plus besoin de leurs services. Ne lui restera-t-il pas, quand ils auront reçu leur congé, ses vaillans épigones et ses hétaires renforcés de tant de barbares ? Le dieu dont il descend combattra, s’il le faut, pour lui. » Jamais la sédition n’avait encore osé tenir au roi un pareil langage. Bravé ainsi en face, Alexandre ne se sent plus maître de sa colère : il s’élance de son siège et se jette au milieu de la foule armée et menaçante ; de