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compliquent encore cette navigation périlleuse. Quelquefois nous heurtons un paquet roulé, où deux jambes de bronze dépassent : c’est un étudiant pris de sommeil et rêvant à sa patrie, au Gange, à Sumatra ou au Sénégal. Nous rentrons dans la cour brûlante, sans un filet d’ombre, mais sans un mètre carré de vide entre les disciples pressés. Je vois leurs fronts ruisselans de sueur penchés sur la feuille de papier qu’ils tiennent dans leur main gauche et sur laquelle, insensibles à la lumière aveuglante, ils tracent une leçon qu’ils épèlent tout haut. Plus loin, un groupe d’une centaine d’hommes, aux costumes voyans, prient à haute voix, se prosternant avec une intense ferveur. Il y a en ce moment plus de vingt-cinq mille étudians dépendant de l’université, mais environ dix mille seulement y logent. Ils mangent, boivent, dorment ici, couchant par terre pour la plupart, les plus pauvres recevant des rations de pain et quelque monnaie toutes les semaines. Nous avons eu la rare chance de n’exciter aucune manifestation déplaisante et je suis charmée d’être si pacifiquement sortie de cette visite redoutée.

Nous avons beaucoup été à l’Opéra ces dernières semaines. Nos amis ont tous des loges. La troupe est bonne, la salle jolie, les décors et les costumes d’une beauté qui dépasse tout ce qu’on a vu. Ismaïl-Pacha avait fait pour l’Opéra, qu’il adorait, des dépenses folles. Aux premières, six grandes loges sont réservées aux harems des princesses ; un grand store en tôle blanche à jour, ressemblant à un tulle à grands ramages, les rend tout à fait invisibles, mais ne les empêche pas de reconnaître les gens dans la salle. Plusieurs fois, dans l’hiver, on donne ici des bals masqués au profit d’œuvres de bienfaisance.

Celui de la semaine dernière a été marqué par un incident sérieux. Une des princesses de la famille khédiviale, dont le mari est exilé en Italie avec l’ex-vice-roi, « s’ennuyant au logis, » fut assez folle pour entreprendre d’aller à ce bal vêtue en petit duc. Ce qui serait déplacé pour une Européenne devient d’une gravité sans bornes pour une musulmane. Quadrilles, intrigues et ensuite souper au restaurant avec, dit-on, quelques chanteurs de la troupe, complétèrent l’imprudence. Le vice-roi a appris cette incartade, et notre héroïne est aux arrêts forcés pour six mois, dans son palais, avec défense d’y voir qui que ce soit. Hier soir nous assistions dans la loge du consul d’Angleterre à une pièce burlesque d’Offenbach, et je m’amusais surtout à regarder les spectateurs. Le public arabe, levantin, grec, turc du parterre ne comprend rien à la pièce, la prend au sérieux et siffle. Je vois surtout deux vieux Arabes sévères, bronzés, fronçant le sourcil, plissant la bouche avec dégoût. Enfin