Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/353

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le projet vivement attaqué fut défendu avec confiance par le garde des sceaux (18 avril 1871). Il y a des circonstances où le législateur ne peut sans péril refuser d’intervenir. Dans une ville qui a traversé un long siège, lorsqu’après neuf mois sans travail, sur cinq cent mille locataires, deux cent quatre-vingt-quatre mille payant un loyer de 600 francs et au-dessous sont à la fois menacés d’expulsion et de saisie, qu’impuissans à payer, ils ont devant eux pour toute perspective la mise en vente de leurs meubles, c’est une consolation dérisoire de les renvoyer au droit commun. Il fallait agir, et le projet, en proposant la plus équitable transaction, avait le mérite de montrer l’intérêt que le gouvernement portait aux débiteurs. Le succès du système imaginé par M. Dufaure dépassa les espérances. Dès que Paris fut rouvert, il vint, chaque dimanche, tenir à la chancellerie des réunions de juges de paix, expliquant lui-même les dispositions de la loi, présidant à son application et constatant avec joie les résultats que contribuaient à obtenir le zèle des magistrats et l’esprit de conciliation des jurés.

Si M. Dufaure concourait à des lois d’exception pour mettre fin par des mesures généreuses à de cruelles souffrances, dans l’ordre politique, il n’entendait, comme M. Thiers, se servir que des lois ordinaires. Sa répugnance était profonde pour les sévérités inspirées par la colère au milieu de la lutte. À l’heure où toutes les violences étaient déchaînées, le garde des sceaux, fidèle aux convictions qui l’animaient dans l’opposition, déclarait à la chambre qu’il ne pouvait poursuivre devant le tribunal correctionnel des délits de presse et demandait qu’une loi fût votée d’urgence pour restituer au jury la connaissance des faits que lui avait attribuée la loi de 1819. Il était fier de montrer l’unité de ses convictions et d’invoquer au déclin de sa vie les grands noms qui avaient fait battre son cœur de vingt ans : MM. de Serre, Royer-Collard, Camille Jordan, le duc de Broglie. « Ce que tous les grands esprits que j’ai cités, disait-il, avaient discuté avec tant de soin, avec tant de réflexion, avec tant de profondeur, nous l’avons pieusement recueilli dans notre mémoire et nous vous avons demandé de le consacrer de nouveau. » Il admettait toutefois des exceptions et il se gardait bien d’enlever à la répression plus rapide du tribunal correctionnel les délits contre les mœurs, la diffamation et l’injure envers les particuliers.

À suivre les discussions législatives dans lesquelles sa parole jetait la lumière, à le voir prêt à répondre à toutes les questions, il est des jours où on aurait pu oublier les terribles événemens qui se précipitaient au dehors. M. Dufaure avait assez de force de volonté pour garder son esprit libre, mais sa douleur était inexprimable. La