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flot montant des ambitions besogneuses, pour ce goût de la foule aimant non le service, mais le budget de l’état ; lui, qui avait toujours eu pour lui-même le mépris des places, qui n’avait donné son estime qu’à ceux dont l’âme était supérieure à la fonction, se demandait, par instans avec épouvante comment une société pourrait réagir contre ces appétits malsains. Il aimait alors à pénétrer au-dessous de la bourgeoisie, à chercher le progrès là où les détracteurs de notre temps ne se donnent pas la peine de l’observer. Il regardait le paysan, l’ouvrier des villes, étudiait leurs mœurs, questionnait ceux qui étaient en contact avec les souffrances, voyait et mesurait avec bonheur les efforts de la charité, écoutait le récit de ceux qui y consacraient leur vie, admirait leurs efforts, se réjouissait de leurs succès. Il s’y associait de ses vœux, de sa parole et de son nom, ne se bornait pas à de fugitives sympathies, se mettait sans bruit à la tête d’œuvres considérables et se demandait, après avoir pénétré dans ce monde si actif de l’assistance chrétienne dans les grandes villes, si le dernier mot de nos crises sociales n’était pas, comme il l’avait dit en 1848, lorsqu’il combattait le droit au travail, une plus intime union des classes dans le support commun de la misère.

Tout le ramenait vers ces méditations morales ou philosophiques ; mais ce vieillard qui avait traversé tant d’épreuves n’y apportait pas une âme chagrine. L’âge, loin d’assombrir M. Dufaure, avait éclairci son âme. L’expérience très prolongée de la vie exerce souvent cette action sur les âmes vraiment grandes. La diversité des secousses politiques, le souvenir des plus chères affections brisées par la mort, au lieu d’aigrir son cœur, lui avaient donné une douceur dont le charme était d’autant plus profond qu’elle contrastait avec les traits de son visage. Les étrangers seuls éprouvaient encore sa rudesse ; mais, pour les amis de son choix, pour ceux qu’il avait distingués et attirés, quel accueil ! Il avait toujours aimé à patronner les jeunes gens. Leur déférence ne rencontrait jamais de raideur et souvent une tendresse affectueuse qui accompagnait et rehaussait la force de ses conseils. Il les suivait et les encourageait dans la lutte, leur rappelait les combats de la restauration, parlait peu de lui, mais beaucoup de ses contemporains qu’il montrait en exemple, voulait qu’on aimât son pays et son temps, qu’on ne laissât pas sans emploi son intelligence et qu’on usât des moyens qu’offraient la loi et la liberté ; il poussait les uns vers la tribune, les autres vers la presse, tous vers le travail, il prenait une part personnelle à leurs succès, et lorsqu’il vit entrer à la chambre un jeune talent plein d’ardeur et de mesure dont l’éclat des débuts oratoires et le rare esprit politique permettaient d’augurer l’avenir, il semblait, avoir sa joie, qu’il s’oubliât lui-même pour ne songer qu’à ces promesses de l’intelligence et au profit que la France pourrait en tirer.