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chose de tel, est-il précisément le plus bas degré de l’existence, la matière la plus voisine du néant, l’être le plus nu parce qu’il est le plus immédiat et exige le moins grand nombre de conditions, la nécessité primordiale d’où toutes les autres dérivent et qui, invincible comme puissance, est ce qu’il y a de plus pauvre comme perfection, de plus étranger à nos idées humaines de moralité ou de bonté. C’est là du moins une des hypothèses plausibles sur la nature de l’absolu ou, comme dit Kant, du « noumène », justement nommé par M. Spencer « l’inconnaissable. » Rien ne nous assure donc qu’il ne soit pas contradictoire au fond d’associer, comme le spiritualisme et le mysticisme ont coutume de le faire, l’idée d’absolu avec celles d’amour, de pensée, de conscience, de perfection, qui perdent tout sens pour nous quand elles ne désignent pas des relations, des rapports au moins idéaux entre plusieurs termes. Ou bien il faut laisser l’absolu dans une complète indétermination, et alors il n’a plus rien ni d’esthétique, ni de moral ; ou bien il faut le déterminer par la totalité de ses effets visibles, et alors on sera obligé d’y introduire le principe premier du mal comme du bien, du laid comme du beau, de la douleur comme de la joie, de l’impuissance comme de la puissance, de la nécessité comme de la liberté. Il y a des siècles que la pensée des théologiens se perd en cet abîme, et nous ne voyons pas comment la morale pourrait trouver un fondement positif, ainsi que le croit M. Ravaisson, dans ce qui est sans fond. Le mysticisme est un effort, selon nous impuissant, pour attribuer une portée surnaturelle à des idées ou à des sentimens tout naturels, comme la beauté, l’amour et la bonté.

Ce qui donne lieu au mysticisme, c’est un fait purement psychologique dont il propose abusivement une interprétation théologique. Ce fait consiste en ce que le sentiment du beau, comme celui du bien, fait naître dans l’esprit un sentiment plus ou moins obscur d’infinité. Ce n’est pas seulement le sublime, comme on l’admet d’ordinaire, c’est le beau lui-même, quoique à un moindre degré et d’une manière différente, qui éveille la notion d’infini et fin devient pour nous le symbole. Voilà le fait d’expérience qui sert de point de départ au mysticisme esthétique et moral. Mais, pour expliquer ce fait, est-il nécessaire d’admettre, avec M. Ravaisson, une réelle « conscience » de l’absolu et de l’infini sous le fini même ? Nous allons voir, au contraire, que le sentiment de l’infini a son explication toute psychologique dans les lois d’association qui régissent les idées, les images et les sentimens.

En premier lieu, avons-nous dit, le plaisir du beau a pour origine le jeu à la fois fort et régulier de notre entendement, de-notre imagination et de notre sensibilité ; or, ce jeu énergique laisse nécessairement, selon les lois mises en lumière par la psychologie et par