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psychologique auquel l’école anglaise n’a pas prêté attention ; c’est que nos sensations et mieux encore nos sentimens esthétiques, en ouvrant à nos regards des échappées sur tout un passé qui dormait dans l’inconscience, produisent par cela même en nous la conscience de l’indéfini dans le temps. Nos impressions actuelles s’entourent ainsi d’un sentiment confus de durée sans limites, qui est encore un mélange de douceur et de tristesse ; car, s’il est doux de sentir sa vie se prolonger dans le passé par le souvenir, il est triste de la sentir pour jamais perdue au moment même où nous paraissions la retrouver. Dans l’émotion du moment se résume et retentit la vie entière, avec ses joies sans doute, mais aussi avec ses peines. De là encore une naturelle transition de la beauté, d’abord à la grâce, puis à la sublimité. D’une part, en effet, le lointain du souvenir donne de la grâce à toutes choses, la grâce de ce qui est à demi enveloppé d’ombre, à demi disparu dans la nuit ; d’autre part, il donne à cette perspective ouverte sur le passé le caractère mystérieux et sublime de tout ce qui semble se perdre en un horizon sans limites.

Un troisième élément du beau tend à produire le même résultat : c’est le désir plus ou moins vague qui accompagne le plaisir esthétique. Tout plaisir tend à se prolonger et, comme il diminue en se prolongeant, à s’accroître pour pouvoir durer : il devient ainsi désir. De plus, il éveille sympathiquement d’autres désirs, en vertu de cette sorte d’ondulation intérieure qui, partant d’un point déterminé, se répand dans tout le système nerveux. Or, de l’association des désirs doit résulter, selon nous, une aspiration qui n’est jamais entièrement assouvie, une attraction vers l’avenir et vers un avenir sans limites, analogue à l’autre mouvement que nous avons vu l’association des souvenirs produire vers le passé. Le cœur oscille alors, pour ainsi dire, entre deux directions dont les bornes lui échappent, entre la série sans fin des choses qui ne sont plus et la série sans fin des choses qui ne sont pas encore. Par ce côté comme par les autres, l’émotion esthétique déborde et tend à franchir ses limites présentes. Notre idée de l’infini et surtout notre « tourment de l’infini » n’est que la traduction plus ou moins abstraite de ce désir inassouvi, de cette aspiration que rien ne peut entièrement satisfaire, de cette volonté qui rencontre partout des bornes et partout veut les dépasser. Tel est le fait psychologique qui a servi de texte aux métaphysiciens : « Partout, disait Plotin, où l’esprit voit encore une forme, il sent qu’il y a quelque chose au-delà à désirer. » Traduisez dans le langage de la science les effusions passionnées de la métaphysique, vous direz que la beauté, par l’émotion même qu’elle produit, éveille d’abord l’idée de la joie complète et sans bornes, c’est-à-dire de la félicité suprême ; puis, comme cette