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dur et de trop géométrique : elle ne semblerait plus vivre. Aussi le clair-obscur et les demi-teintes, qui enveloppent la beauté vraie d’une sorte d’auréole progressivement dégradée, sont un des élémens essentiels de ce qu’on nomme la grâce. — Le beau produit enfin, dans la sensibilité, un effet parallèle. Autour de l’émotion centrale se répand en nous, sans limites précises, une quantité d’autres émotions indéfinissables. Émotions qui, sous leur douceur même, cachent le plus souvent une tristesse prête à venir : c’est, en effet, le propre de l’infinitude que de satisfaire et de trahir tout ensemble notre puissance de sentir, car, ne pouvant être saisie tout entière, en se donnant elle se refuse, en nous agrandissant elle nous montre notre petitesse, eu nous apportant la joie elle nous apporte le sentiment mélancolique de ce qui est au-delà et au-dessus de nous. Une grande émotion esthétique est ainsi un retentissement de tout notre être, d’abord heureux, puis plus ou moins douloureux. La grâce même, par exemple celle de la fleur ou de la femme, la grâce, cet épanouissement d’une vie au premier abord infiniment riche, est faite de fragilité autant que de force ; et qu’est-ce que sentir la fragilité de la vie, sinon entrevoir une infinité supérieure, celle de l’univers, qui engloutit en soi l’infinité de l’organisme vivant, et qui, par un changement soudain de point de vue, transforme l’infiniment grand en un infiniment petit, en un néant ? Ainsi, de toutes parts les bornes de la quantité, du nombre, de l’espace, semblent reculer et même disparaître dans l’objet beau, gracieux ou sublime. Tel est le premier élément d’apparence mystique qui entre dans le sentiment du beau et dont en réalité peut rendre compte la liaison psychologique des idées, des images ou des sentimens.

En second lieu, l’association des souvenirs étend pour ainsi dire l’émotion esthétique dans le lointain de la durée, comme les associations précédemment décrites retendaient dans le domaine du nombre et de l’espace. Un plaisir esthétique n’est jamais seul et réveille toujours de confuses réminiscences : il est même en grande partie composé de souvenirs plus ou moins inconsciens. C’est un fait que l’école anglaise a suffisamment mis en lumière. Pendant notre vie, par exemple, la couleur rouge, bleue, pourpre, verte, a été liée avec les fleurs, les jours lumineux, les scènes pittoresques de la nature et les plaisirs inséparables de toutes ces impressions : de là, selon la psychologie anglaise, provient le charme de cette couleur. De même, les sons dont le timbre nous émeut et nous touche sont liés le plus souvent au souvenir d’une voix sympathique, aimante ou aimée. Les sensations présentes et les souvenirs du passé se fondent ensemble, pourrait-on dire, comme la couleur principale avec les couleurs complémentaires, comme la note dominante avec les sons harmoniques qui l’accompagnent d’un sourd concert. Mais il est un fait