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qu’il y ait en réalité, non par hypothèse ou par métaphore, un esprit éternel à l’œuvre duquel le savant puisse s’associer par la pensée, c’est qu’il y ait dans l’univers un système d’idées qui devienne l’objet réel des contemplations de notre raison ; quelque chose, en un mot, d’éternel en dehors de l’homme qui puisse être pensé dans l’homme sous la forme de l’éternité, sub specie œternitatis, comme disait Spinoza. Mais qu’arrivera-t-il si l’analyse impitoyable vient nous démontrer que les formes les plus hautes de la science, celles qui dépassent la sphère de l’expérience sensible, sont de pures chimères, que l’inconnaissable nous borne et nous arrête de tout côté, que là où la vérification positive s’arrête, là aussi s’arrête le droit de l’esprit humain, toujours sollicité par des visions et toujours repoussé ? Du même coup, on retranche à la pensée ses plus belles ambitions, ses plus nobles audaces, on la déshabitue de ces hypothèses qui sont comme des coups d’état de l’homme sur l’inconnu. On pourrait dire qu’à la rigueur et logiquement ces puissantes et vastes conjectures, qui ne sont souvent que de grandes pensées invérifiables, n’ont pas le droit d’exister et que l’esprit humain devrait résolument sacrifier en lui cette haute volupté scientifique des intuitions qui dépassent le contrôle et sont irréductibles à la formule prouvée.

On étale devant nous les immensités ouvertes à nos regards ou à nos calculs ; on nous montre la réalité « dans toute sa grandeur, dans toute sa beauté, dans toute sa terreur. Nos regards se promènent sans obstacle et sans limite jusqu’aux confins où les plus brillans soleils ne sont plus qu’une faible lueur au-delà de laquelle on peut rêver tout ce que l’on veut. » Mais qu’est-ce que toute cette immensité matérielle dont les limites reculent devant nous, et qu’importe qu’elle soit si grande si elle est vide pour nous, si elle ne porte nulle part l’empreinte d’une intelligence ? Il y a plus de grandeur dans la pensée du savant qui a mesuré la distance d’une étoile, pesé dans sa balance le poids de ce soleil et analysé la poussière d’élémens qui le compose que dans cet infini cosmique qui fuit devant notre imagination inutilement fatiguée à le poursuivre. Derrière ces grands spectacles, Linné voyait passer l’ombre de Dieu. Mais si cette ombre même a disparu sans retour, que reste-t-il que des espaces sans fin et des océans d’éther ? qu’y a-t-il là autre chose, sous des formes nouvelles, que le vieil atomisme d’Épicure ? Certes il est curieux d’assister par la pensée au développement des choses, à l’évolution des phénomènes, à la formation des mondes, à l’éclosion de la vie, à la succession étonnante des forme de la vie, si tout cela traduit une pensée, exprime un plan, contient et révèle un avenir. Mais quoi ! si c’est là, comme disaient les Grecs,