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Il semble bien que, si les positivistes étaient conséquens avec eux-mêmes, ils reconnaîtraient la vanité de cette poursuite du vrai, qui ne peut jamais être pour eux qu’un vrai relatif et momentané, l’ordre actuel des phénomènes n’ayant rien de stable et devant subir un jour, comme toutes les autres combinaisons de figures et de mouvemens, une désagrégation totale, une dissolution d’où peut-être sortira un autre univers qui ne sera en rien semblable à celui-ci, où ni la vie ni la pensée ne pourront éclore, et peut-être aussi un chaos suprême, dernier terme possible des choses comme il en a été la première origine. Ni la science ni la nature, qui en est l’objet, ne sont plus choses éternelles. Tout cela passera, tout cela n’est qu’une halte entre deux infinis impénétrables ; la nature, un moment où la vie a surgi comme un accident heureux ; la science, un moment où la vie a produit la pensée qui a brillé comme une flamme entre l’obscurité profonde d’hier et celle de demain. Peut-on croire que l’homme éclairé sur la fragilité de ce qu’il croyait éternel, donnera follement le temps si rapide de son existence, ses jours et ses nuits si étroitement mesurés, à la conquête de quelque chose qui ne doit pas durer ? Sauf ce qui, dans la science, intéresse directement son bien-être et l’amélioration de son séjour sur la terre, que lui fera le reste ? Par quoi les grandes spéculations, dans leur inutilité superbe, pourront-elles désormais émouvoir son esprit, absorber sa volonté et ses forces ? Dans les travaux supérieurs de l’homme, dans toutes ses pensées élevées, il entre l’espoir ou la chimère de quelque chose d’éternel ou d’infini.

Une dernière croyance subsiste ; peut-être est-ce une dernière illusion, c’est la foi dans l’œuvre même de l’humanité, la civilisation, le progrès. A coup sûr, personne n’a éprouvé plus profondément le religieux amour de l’humanité que le fondateur du positivisme et son successeur. Elles sont de M. Littré, ces belles paroles inscrites dans son Testament philosophique : « Déjà du sein de la vie individuelle, il est permis de s’associer à cet avenir, de travailler à le préparer, de devenir ainsi, par la pensée et par le cœur, membre de la société éternelle, et de trouver en cette association profonde, malgré les anarchies contemporaines et les découragemens, la foi qui soutient, l’ardeur qui vivifie, et l’intime satisfaction de se confondre sciemment avec cette grande existence, satisfaction qui est le terme de la béatitude humaine. » J’écoute et j’admire, mais je me demande si ce sont là des espérances bien solides, durables, à l’usage, non pas seulement de quelques âmes d’élite, mais de tous les hommes, qui tous sont appelés également au partage du dernier idéal qu’on leur laisse encore. Nous rencontrons