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ministère de la santé publique. A plusieurs reprises, il a insisté sur l’utilité des exercices du corps bien réglés, comme dans l’antiquité ; exercices encore fort en honneur chez nos voisins et que nous délaissons beaucoup trop. Il recommande de les régler de façon à développer toutes les fonctions du corps, sans vouloir produire cet entraînement qui fait les athlètes et non les guerriers, les chevaux de course et non les chevaux de travail. Ces salutaires exercices du corps, M. Littré ne se contentait pas de les recommander. Il les pratiquait. Combien de fois ne l’ai-je pas vu, au Mesnil, bêcher ou creuser des trous dans son jardin ! Et quelle vigueur il montrait en traversant et retraversant la Seine à la nage ! je ne crois pas avoir jamais vu quelqu’un nager aussi bien que lui. Ces exercices avaient donné une grande force corporelle à ce travailleur infatigable. Il bravait impunément le froid, le chaud, comme il bravait la veille, privilèges bien rares chez les vieillards.

M. Littré était trop sage pour s’insurger contre la vieillesse quand elle arriva, comme l’avait fait Mme de Sévigné : « Il me semble que j’ai été traînée malgré moi à ce point fatal où il faut souffrir la vieillesse, je la vois, m’y voilà et je voudrais au moins ménager de ne pas aller plus loin. » Certes, M. Littré n’était pas de ces vieillards orgueilleux qui méprisent la jeunesse. Aux hommes dans la vigueur de l’âge, il réservait la puissance des conceptions ; mais à lui, vieillard, il s’accordait le calme de la vie, la sérénité de l’idée, l’accumulation du savoir, l’étendue du jugement. Et puis il se relisait, non pas pour s’admirer, mais pour apprendre combien, insensiblement et sans s’en apercevoir, il avait subi de changemens. « En se comparant diligemment à soi-même, on reconnaît en quoi l’on a perdu, en quoi l’on a gagné, on entretient la trame de sa propre évolution ; et c’est avec fruit que l’on se considère dans la jeunesse et dans la maturité, pour ne pas se méconnaître dans la vieillesse[1]. »

Si M. Littré ne redoutait pas la vieillesse, il redoutait fort la maladie. Quand il était jeune, c’était sa seule préoccupation, il craignait de tomber malade et de laisser sa mère dans le besoin. Entre la mort de sa mère et son mariage, il ne craignait pas de dire à ses amis (c’est M. Henri Roger qui me l’a raconté), que, s’il était atteint d’une maladie incurable, il se suiciderait pour n’être à charge à personne. Plus tard, il se résigna ; mais il regarda toujours la maladie comme une source désagréable de souffrances, un tribut considérable prélevé sur le fruit de son travail, un temps précieux qui lui était enlevé. Il ne voyait pas en elle un châtiment ainsi que le faisait Pascal, puisque les innocens, comme les enfans, les animaux et

  1. Littré, Gil-Blas et l’Archevêque de Grenade (Philosophie positive, novembre et décembre 1867).