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anachronismes violens que l’auteur a commis de propos, délibéré. » On a noté que la moindre de ces inexactitudes n’est pas de faire « soupirer » Mithridate, cet Asiatique comparable « aux tyrans nègres de l’Afrique centrale, » de le faire « soupirer comme un Amadis pour les beautés de la tendre Monime ; » Je ne crois pas que ces raisons soient bonnes ou si elles contiennent une part de vérité, je crois qu’il faut la démêler.

Et d’abord ; des alternatives proposées, la première me parait ne renfermer qu’une erreur : l’exposition de Mithridate donne assez de connaissance des personnages et du sujet pour que l’ignorance de l’histoire, si épaisse qu’on la suppose, ne nuise en rien à l’émotion d’un spectateur intelligent. Je ne vois guère quelle tragédie historique serait, à ce point de vue, dans de meilleures conditions que celle-ci. Pour les inexactitudes, c’est une autre affaire : encore ne faut-il pas me parler d’inexactitudes matérielles, comme sont des anachronismes. Que Racine, par exemple, ait prolongé la vie de Xipharès et la vie de Monime, qu’il ait fait de celle de la fiancée de Mithridate, à l’époque de sa dernière défaite, et non sa femme, comme le veulent Plutarque et, Dion Cassius, je n’imagine. pas qu’il y ait dans une salle de spectacle beaucoup d’historiens assez intraitables, pour que cela les gêne, et j’avoue en toute humilité que je ne serais pas de ceux-là. Mais, s’il s’agit de la manière inexacte, ou du moins historiquement peu convenable au sujet, dont s’exprime la psychologie de Racine, alors nous pouvons nous entendre, à condition que nous ne prétendions pas nous entendre trop vite ; et je déclarerai que c’est là ce qui choque le spectateur d’aujourd’hui, même. peu, versé dans l’histoire, et ce qui empêche justement son intérêt de s’échauffer.

Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on témoigne un peu de surprise de voir Mithridate amoureux. Qu’il soit amoureux, — et jaloux, — cela n’est pas neuf et cela n’a pas nui à son succès auprès de nos pères ; mais comment l’est-il ? Comment ce politique, cet homme de guerre, ce plus grand ennemi qu’aient rencontré les Romains, ressent-il ces passions, l’amour et la jalousie et comment les exprime-t-il ? Il les ressent à la française, avec une âme ordonnée selon la méthode de Descartes ; il les exprime de même, avec une éloquence réglée par les mêmes principes. Et c’est justement cette ordonnance des sentimens et du discours qui plaisait tant au XVIIe siècle, chez quelque personnage qu’on la rencontrât, qui nous étonne aujourd’hui, nous arrête et nous laisse trop le temps de nous remettre devant le formidable roi de Pont.

Non que les Français, à les regarder en bloc, aient cessé d’être cartésiens. Ils l’étaient même avant Descartes, et là-dessus je chercherais volontiers chicane à hauteur d’un livre soumis récemment à la faculté des lettres de Paris. C’est de M. Emile Krantz que je parle,