Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 52.djvu/739

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Belles Femmes de Paris, elle fit publier son portrait entre celui d’une chanteuse et celui d’une chapelière. Elle était jolie, du reste, assez forte, avec un singulier contraste entre ses traits, qui étaient fins, et sa démarche qui était hommasse. Les extrémités lourdes, la voix éraillée, décelaient un fond de vulgarité que ses œuvres accusaient encore plus. L’opinion qu’elle avait de sa beauté finissait par l’enlaidir ; elle s’admirait assez pour en être déplaisante. Les yeux baissés, la bouche en cœur, elle prenait un air candide pour dire : « Vous savez que l’on a retrouvé les bras de la Vénus de Milo. — Où donc ? — Dans les manches de ma robe. » Louis Bouilhet disait : « Elle manque naturellement de naturel. »

Elle a raconté, — en prose et en vers, — son histoire avec Gustave Flaubert, qu’elle a injurié et calomnié à plume que veux-tu. Jamais je n’ai pu comprendre que Flaubert, un lettré de race, un travailleur solitaire, un chaste, ne se soit pas détourné de cet androgyne de lettres. La rencontre se fit au mois d’août 1846, dans l’atelier de Pradier, pendant que j’étais à Vichy. Pradier, qui n’y entendait pas malice, avait dit à Louise Colet : « Vous voyez bien ce grand garçon-là, il veut faire de la littérature, vous devriez lui donner des conseils. » Ceux qui ont connu Flaubert peuvent s’imaginer de quelle oreille il écouta l’apostrophe. Un tel élève, très beau, très grand, très vigoureux, ne devait point déplaire à celle que nous appelions la Muse. Elle disait à Pradier : « Mon cher Phidias, » Pradier répondait : « Ma chère Sapho, » et sans rire on avait ces façons olympiennes de se traiter en demi-dieu. Flaubert en souriait, mais Sapho fut habile, et « le grand garçon qui voulait faire de la littérature » ne fut pas assez maître de lui pour se défendre ; il manqua de résolution et n’eut pas à s’en louer. Il avait compté que ce serait une équipée sans conséquence, un de ces accidens agréables et vulgaires qui n’ont point d’avenir, parce que rien ne les a préparés ; il avait pensé que Paris et Croisset étaient assez loin l’un de l’autre pour que la distance lui assurât quelque repos. Il s’était trompé. Impérieuse, sans respect pour le travail, insatiable et le disant, elle persécuta Flaubert. Il en avait quelque crainte ; quand il venait à Paris, il se cachait et baissait les stores de sa voiture. Parfois il en a ri, le plus souvent il en était irrité. Elle le guettait, le suivait, l’attendait devant la porte des maisons où il était en visite. Un soir, elle força l’entrée d’un cabinet particulier des Trois Frères provençaux, furieuse, prête à tuer sa rivale. Elle fut accueillie par un éclat de rire ; Louis de Cormenin, Bouilhet, Flaubert et moi, nous dînions ensemble et nous avions fui la salle commune afin de pouvoir causer plus librement. Un jour que Flaubert repartait pour Rouen, elle pénétra dans les salles d’attente et joua une telle scène de tragédie que les employés eurent à intervenir. Flaubert était