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son caftan. Il respira péniblement par le nez, rassembla ses forces et regarda fixement le jeune homme sans ouvrir la bouche.

— Peut-être les as-tu déjà promises à quelqu’un, continua celui-ci, trop tard alors ! La chose, c’est qu’il fait mouillé dehors, il y a de l’ouvrage, je dois partir ; alors j’ai pensé : Demandons à Fedka ses bottes, il n’en aura pas besoin, bien sûr… Mais peut-être elles te serviront, dis…

Un hoquet souleva la poitrine du malade ; il se courba, étouffé par une toux creuse, intermittente. Tout à coup, la voix colère de la cuisinière retentit jusqu’au fond de l’isba :

— À quoi lui serviraient-elles ? Voilà deux mois qu’il n’est pas descendu du poêle. Il s’esquinte, le mal est tout en dedans, il n’y a qu’à l’entendre. Qu’est-ce qu’il a besoin de bottes ? On ne l’enterrera pas avec des bottes neuves ! Et il est bien temps, Dieu me pardonne ! Il ne peut plus se tenir. Si encore on le transportait dans une autre isba, n’importe où… Il y a des hôpitaux à la ville, sais-tu ? Mais est-ce permis d’accaparer tout le coin ? et adieu ! on ne sait plus où se mettre… Demandez de la propreté après cela !

— Hé ! Sérioja, allons, sur ton siège, les seigneurs attendent ! cria du dehors le maître de poste.

Sérioja fit un pas pour sortir, sans attendre la réponse du malade ; mais celui-ci, empêché par sa toux, lui fit signe du regard qu’il voulait parler :

— Prends les bottes, Sérioja, dit-il d’une voix enrouée en surmontant la quinte ; seulement, écoute-moi, tu m’achèteras une pierre quand je mourrai…

— Merci, père, je les prends et j’achèterai la pierre.

— C’est dit, vous avez entendu, enfans ? put encore ajouter le malade.

La quinte le reprit et il se replia de nouveau sur lui-même.

— Entendu ! appuya un des postillons. Va, Sérioja, à ton siège, voilà le maître de poste qui revient : la dame de Chirkine est malade.

Sérioja retira lestement ses énormes bottes toutes trouées et les glissa sous le banc. Les bottes neuves de Fédor lui allaient comme sur mesure ; le jeune homme se dirigea vers la voiture en les regardant avec complaisance.

— Voilà de fières bottes ! donne que je les graisse, dit le postillon qui portait la boîte à graisse, tandis que Sérioja montait sur le siège en rassemblant les guides. Il te les a données pour rien ?

— Elles te font envie, répondit Sérioja en se redressant et en croisant sur ses jambes les pans de sa touloupe ; laisse donc !… Hue, les petits amis ! cria-t-il à ses chevaux en faisant claquer son fouet.