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Et les deux voitures, avec leurs voyageurs, leurs valises, leurs coffres, roulèrent rapidement sur la route détrempée et disparurent dans les vapeurs du brouillard d’automne.

Le postillon malade était resté sur le poêle, dans la touffeur de l’isba. Il ne toussait plus ; à bout de force, il s’était retourné sur le côté gauche et ne bougeait pas. Jusqu’au soir, les allées et venues continuèrent dans la salle ; on y dîna ; on n’entendait plus le malade. À la tombée de la nuit, la cuisinière grimpa sur le poêle et tira une peau de mouton sur les pieds de Fédor.

— Ne te fâche pas contre moi, Nastasia, je te rendrai bientôt la place, murmura l’homme.

— C’est bon, c’est bon, ce n’est rien ! marmotta Nastasia. Où as-tu mal, père ? dis.

— Ça me mange tout le dedans. Dieu sait ce que c’est.

— Et le gosier te fait mal quand tu tousses ?

— J’ai mal partout ;… ça veut dire que ma mort est venue… Aïe ! aïe !… gémit le malade.

— Couvre-toi les pieds, comme ça…

Nastasia ramena la peau de mouton sur lui et sauta à bas du poêle.

La nuit, une veilleuse éclairait faiblement l’isba. Nastasia et une dizaine de postillons dormaient sur le plancher, sur les bancs, en ronflant bruyamment. Seul, le malade râlait tout bas, toussait et se retournait sur le poêle. Vers le matin, il se tut.

— Je viens de voir un drôle de rêve, dit la cuisinière en s’étirant aux premières lueurs de l’aube. J’ai rêvé que le père Fédor descendait du poêle et allait couper du bois. « Attends, Nastasia, qu’il disait, je vais t’aider. — Comment pourras-tu fendre du bois ? » que je lui répondais. Mais lui prit sa hache et se mit à l’ouvrage ; il cognait, il cognait si dur que les copeaux volaient partout. Je lui dis : « Pourtant, tu étais malade tout à l’heure ? — Non, qu’il me répondit, je me porte bien… » Et il abattit la hache de telle façon que la peur me prit. J’ai crié et je me suis éveillée. Est-ce qu’il ne serait pas mort ?.. Père Fédor ! hé ! père Fédor !

Pas de réponse.

— N’est-il pas mort ? Il faut aller voir, dit un des postillons qui se réveillait.

La main osseuse, couverte de poils roux, qui pendait du poêle, était froide et blanche.

— Paraît qu’il est mort ; il faut aller avertir le maître de poste.

Fédor n’avait pas de parens ; il était de quelque endroit éloigné.

Le lendemain, on l’enterra dans le nouveau cimetière, derrière le bois. Pendant quelques jours, Nastasia raconta à tout le monde son rêve et comment elle avait été la première à voir le père Fédor.