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J’ajoutai que mon seul crime était d’avoir servi trop loyalement, que les reines ne pouvaient avoir tort, que notre amitié était trop mortellement blessée pour guérir. Le duc, d’un air d’affliction, prétendit s’étonner que l’on ne put convaincre la reine de ses torts… Mais néanmoins le personnage, qui venait deux fois par semaine, ne revint plus jamais. »

Pendant que ceci se passait en Angleterre, Marlborough continuait ses campagnes et ses victoires, le cœur ulcéré par l’ingratitude et les calomnies. Cet héroïque soldat redoutait les boulets de papier, « Il ne pouvait comprendre que des généraux, risquant chaque jour leur vie pour leur pays, fussent traités en criminels et obligés de défendre leur honneur contre des accusations mensongères. » Cet homme qui, disait-on, prolongeait inutilement la guerre pour remplir ses coffres forts, n’aspirait qu’à la retraite ; ses lettres en font foi à tout instant ; il espérait toujours que chaque campagne serait la dernière et sentait bien que la faveur croissante de ses ennemis soutenait seule les espérances de Louis XIV. Il pressait la duchesse de hâter les travaux à Blenheim, ne désirant rien tant que d’y passer quelques années en repos avec sa famille, avant de mourir. Aussi trouvait-il le temps, au milieu de ses graves occupations, de choisir des velours, des tapisseries de Flandre, des cristaux, des marbres d’Italie, des œuvres d’art de tous pays, pour orner sa princière demeure. Du reste, il n’avait plus la moindre illusion, « À quoi bon discuter ou se plaindre ? écrivait-il à la duchesse. J’ai toujours vu que dans les querelles d’amour ou d’amitié, les reproches ne faisaient qu’élargir la brèche. Soumettons-nous au pouvoir souverain qui dispose de notre bonheur et de nos maux. J’ai des raisons de croire que l’on a rendu la reine jalouse de mon influence. (En effet, on avait été jusqu’à lui dire qu’il rêvait de prendre la couronne.) Et j’ai résolu de lui prouver, comme au monde entier, que je n’ai plus aucune ambition. » Il suppliait lady Marlborough de se désintéresser de tout, de ne viser qu’à la retraite, d’abandonner la reine, de ne plus lui écrire, de ne plus écouter les sollicitations de leurs amis. Et cependant lui-même y cédait, avec amertume, il est vrai, par sentiment de la tâche à accomplir, mais il ne pouvait s’empêcher de s’écrier dans une heure d’angoisse : « Ne suis-je pas à plaindre, d’exposer journellement ma vie pour ceux qui ne veulent que ma ruine ? » Ceux-là, en effet, ne lui épargnaient aucun déboire ; on osait lui demander le grade de colonel pour Jacques Hill, le frère d’Abigaïl, un débauché décrié partout, et lorsqu’il représentait l’effet déplorable qu’aurait un pareil avancement, Anne ne trouvait à lui répondre que ces mots : Consultez vos amis.

L’argument le plus dangereux de ses ennemis était l’accroissement