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qu’il convient de lui pardonner. Il y a dans l’empire ottoman deux espèces d’hommes, ceux qui naissent avec des éperons aux pieds et ceux qui naissent avec une selle sur le dos ; il est très mortifiant d’échanger l’éperon contre la selle. Avoir rêvé pendant dix ans qu’on était bey et se réveiller giaour, s’être persuadé qu’on a sa fortune faite, que tout vous est donné à discrétion, que la nappe est mise, qu’il n’y a qu’à s’asseoir et à faire honneur au festin, et découvrir ensuite qu’on n’est qu’un petit bourgeois, un petit inconnu, obligé d’apprendre péniblement un métier pour gagner tant bien que mal sa pauvre vie, convenons que c’est une vraie catastrophe et qu’il faut une sagesse consommée pour se résigner sans peine à redevenir Gros-Jean comme devant.

Les amis de Basile Miltiade lui reprochent, paraît-il, d’être quelquefois maussade, morose, un peu grognon. Il avait contracté dans un harem l’habitude du commandement et d’être partout le premier. Il s’afflige de ne primer en rien, de n’être pas même archiprêtre ou archi-médecin du sérail ou un superbe tambour-major à panache, ce vivant emblème de l’autorité. Il se plaint d’avoir été très beau dans son enfance et d’avoir enlaidi en prenant de l’âge ; c’est un compliment que lui fit en le revoyant la sultane Giulzadé. Il ne pardonne pas à son oncle l’archevêque d’avoir un peu trop tardé à lui laisser un héritage de plus de quatre cent mille francs ; quand il est entré en possession, il avait des cheveux gris. Il estime que le premier médite des héritages est de ne pas se faire attendre, que, selon le mot des Chiotes, le bonheur n’a bonne grâce que lorsqu’il est « prompt comme la pensée. »

Ajoutons que Basile Miltiade, qui ne verra jamais les houris du ciel, garde rancune aux houris terrestres, aux filles de pachas et aux belles Grecques qui ont les cheveux blonds et les yeux noirs. Que voulez-vous ? À dix ans, il s’occupait déjà de monter son harem, il se proposait d’y mettre Zeïneb, Marigo, Phroso, sans parler des autres ; il s’était accoutumé en vrai petit Turc à aimer plusieurs femmes à la fois et à trouver qu’il en faut beaucoup pour en faire une. Ce sont des exigences auxquelles on renonce difficilement, on ne se refait pas. Il en veut à sa cousine Phroso de s’être mariée et d’avoir eu des enfans, sans lui en demander la permission, sans se rappeler qu’il lui avait fait l’honneur de l’aimer. Il en veut aussi à Zeïneb, tt pourtant c’est plutôt Zeïneb qui aurait le droit de lui en vouloir. Quand il la revit à Magnésie, elle était malheureuse en ménage, elle le supplia de l’enlever ; il ne put s’y décider, trouvant le fardeau un peu lourd. Mais il entendait qu’elle demeurât inconsolable, et en apprenant de son oncle, le pacha Giakoub, qu’elle avait convolé et paraissait heureuse, il s’écria : « O perfide ! ô traîtresse ! — N’oublie pas, lui dit le sage pacha,