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sénateurs n’ont pas profité de ces quelques semaines de répit et de trêve pour étudier de plus près les sentimens réels, les vrais intérêts du pays qu’ils ont l’ambition de représenter et de gouverner.

C’est sans doute l’éternelle prétention des partis dominans de prendre leurs rêves pour des réalités, de se figurer que seuls ils sont le pays, que le pays ne pense et ne parle que par eux, que tout ce qu’ils mettent dans leurs programmes est le vœu de l’opinion. S’il y a aujourd’hui, au contraire, un phénomène frappant, c’est le contraste entre toutes ces incohérences, toutes ces turbulences prétendues républicaines qui agitent le parlement, et l’état réel de l’opinion en France. Les républicains, qui règnent évidemment depuis quelques années, semblent n’avoir d’autre politique que de tout ébranler sous prétexte de tout réformer. Ils sont un peu comme ce sous-préfet qui, arrivant au lendemain d’une révolution dans une ville de province, témoignait un étonnement naïf de voir cette ville fort paisible et trouvait que ce n’était pas la république. Les républicains d’aujourd’hui, sans être précisément naïfs, sont un peu ainsi ; ils ont le goût naturel du bouleversement. Depuis qu’ils sont au pouvoir, ils ont voulu toucher à tout, à la constitution, à l’armée, à la magistrature, à l’enseignement, à l’administration, aux finances, aux chemins de fer, même aux noms des rues, et comme ils sont aussi inexpérimentés qu’impatiens dans leurs réformes, ils finissent le plus souvent par se perdre dans une impuissance agitée. Ils renouvellent incessamment le spectacle qu’ils ont offert depuis un an : ils ont essayé de tout remuer, ils n’ont rien fait en définitive, et ils ont quelquefois compromis par leurs passions les vraies réformes qu’ils auraient pu réaliser avec profit. Le pays, quant à lui, le vrai pays, étranger par tempérament et par nécessité aux partis, ne vit point assurément de cette vie factice et turbulente. Il a voté et il vote encore pour la république, puisqu’il ne voit pas d’autre régime possible. Tout ce qu’il demande à la république, c’est de lui donner la sécurité, de ne pas l’inquiéter violemment dans ses mœurs, dans ses croyances, dans ses intérêts. Il est tout entier à son travail, à ses industries, à ses négoces, à sa vie simple et régulière. C’est sa condition invariable. Évidemment, il s’intéresse maintenant plus qu’il ne le faisait autrefois à ses affaires, aux événemens dont il peut à chaque instant ressentir le contre-coup, aux discussions de ses chambres ; mais lorsqu’on se plaît à lui donner un rôle plus actif, à représenter comme un vœu pressant, impérieux de l’opinion, la réforme de l’armée, la réforme de la magistrature, c’est manifestement une manière de parler. La vérité est que le pays ne voit pas toujours clair dans la politique qu’on lui fait et qu’on représente comme l’expression de ses sentimens intimes ; il n’a surtout rien compris à ces conflits, à ces incohérences, à ces crises ministérielles,