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Et ce n’est pas seulement dans le Turkestan que la Russie a entrepris des conquêtes qui seront définitives, comme le dit M. Cucheval-Clarigny. Elle a soumis en 1858 et 1859 tout le Caucase, qui est pour elle une position stratégique de premier ordre ; l’émigration des montagnards musulmans, encouragée par l’Angleterre dans une pensée d’hostilité malencontreuse, lui a permis au contraire de commencer dans cette contrée une colonisation slave dont les résultats sont déjà remarquables. À l’autre extrémité de l’Asie, le général Monravief a signé en 1858 avec la cour de Pékin le traite d’Aïgoun qui assure à la Russie toute la rive droite du fleuve Amour, c’est à-dire un territoire de 2 millions de kilomètres carrés, et le Japon lui a cédé la partie méridionale de l’île de Sanghalian. Les bateaux à vapeur de la Compagnie du fleuve Amour sillonnent déjà ce grand cours d’eau, menant la Russie en communication directe avec San-Francisco et les îles du Pacifique. Ainsi, sur tous les points de l’Asie, l’action russe s’est exercée à la fois, et cela avec tant de hardiesse, tant de succès, tant de bonheur, qu’on se demande si le cabinet de Saint-Pétersbourg n’a pas commis la plus grande des fautes lorsqu’il a interrompu cette magnifique œuvre asiatique pour reprendre en Europe la politique d’intervention d’où est sortie la dernière guerre turco-russe. En soulevant de nouveau la question du Bosphore, la Russie a ligué contre elle l’Autriche, l’Angleterre, l’Allemagne, et ses victoires ont été suivies de tels déboires qu’assurément des défaites n’auraient pas eu des conséquences plus malheureuses. N’eût-elle pas été mieux inspirée si, continuant à marcher dans la voie féconde où elle était engagée, elle eût développé, affermi son empire asiatique, en persistant sur le continent européen dans le recueillement salutaire qui lui avait valu ailleurs de si beaux profits ? Tant qu’elle se bornait à agir en Asie, elle n’avait à redouter que les protestations toujours un peu platoniques de l’Angleterre. Toutes les routes militaires, tous les grands postes stratégiques tombaient l’un après l’autre entre ses mains. Cependant, le temps travaillait pour elle en Europe. La Turquie se désagrégeait de plus en plus ; il n’y avait qu’à la laisser faire, sans préciser la crise décisive qui, dans la situation prépondérante de l’Allemagne, ne pouvait tourner à l’avantage exclusif de la Russie. Plus tard les choses eussent probablement changé de face. Maître de l’Asie du Nord et du centre, l’empire des tsars eut pesé sur l’Orient d’un tel poids que personne n’eût été en mesure de lutter avec lui. Le prince Gortchakof a voulu brusquer la fortune ; faute capitale, que son pays risque de payer très cher. S’il fallait définir la politique de recueillement, je dirais qu’elle consiste à faire le moins possible de politique européenne et à concentrer toutes ses forces sur 1 expansion coloniale. Pendant longtemps le prince Gortchakof l’a pratiquée avec un succès éclatant.