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embarquer plus de 40,000 hommes : ce chiffre a été atteint par nous lors de la guerre de Crimée, mais grâce à un effort que l’amour-propre français poussait à son extrême. Depuis, l’artillerie, le train et le bagage ont pris un développement tel que les moyens de transport les plus puissans suffiraient à peine à un corps de 30,000 hommes alourdi de tous ses services. Un tel corps, à une époque où Turenne se maintenait sur le Rhin avec 20,000 hommes, où Bonaparte descendait en Italie avec 30,000, formait une armée véritable, capable de se suffire, de tenir campagne et de vaincre : comparé aux effectifs qu’atteignent les armées contemporaines, il représente à peine deux divisions. En 1870, le pressentiment confus de cette insuffisance fit hésiter dans l’aventure du débarquement ; on attendait pour le tenter une victoire sur terre : s’il était utile, il le fallait immédiat ; mais, accompli, il lançait 30,000 Français contre toutes les forces allemandes. Même prises en flanc ou à revers, celles-ci auraient eu de quoi faire face sans se dégarnir, et l’agresseur, le dos à la mer, eût trouvé devant lui des masses écrasantes appuyées sur des places fortes. Quelle apparence que, trouant cette épaisseur et marchant au Rhin, il prît l’ennemi entre deux feux ? N’était-il pas plutôt lui-même coupé du corps principal, sans espoir de le rejoindre, ni d’être dégagé par lui, sans chance d’apporter autre chose à l’adversaire qu’une victoire de plus ? Toute tentative semblable sur le territoire d’une nation puissante aurait semblable succès. La supériorité même de tactique et de courage s’userait contre la supériorité du nombre : il faut d’autres forces pour jouer un rôle décisif sur les champs de bataille. Un grand peuple n’a d’invasion à redouter que par sa frontière terrestre. Par mer, cette invasion devient possible en un seul cas, quand sur la côte est une position assez mal défendue pour qu’un corps de débarquement suffise à la prendre et assez forte pourtant pour qu’il s’y puisse maintenir contre le nombre. Si cet abri lui permet d’attendre des renforts, de les recevoir en sûreté, de former ainsi une armée égale à celle de l’adversaire, il pénétrera sur le territoire ennemi par le littoral comme il aurait fait par la frontière de terre, et, en effet, il aura sur terre, par la tête de pont qu’il gardera, une base d’opération et de retraite. L’Angleterre a su se l’assurer d’avance à Gibraltar. Sous la protection de cette place elle pourrait, en cas de guerre avec l’Espagne, faire avancer à loisir les forces qu’elle jugerait nécessaires, et les déployer en campagne quand il lui plairait. Mais ces faveurs du sort ne sont pas des règles et le rôle le plus étendu qu’on ait droit d’assigner à un corps de débarquement est de tenir campagne soit dans des pays défendus par des forces restreintes en nombre, comme sont des possessions insulaires ou coloniales,