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importantes conséquences dans l’histoire naturelle. Or, au nom de cette loi, Malthus a cru pouvoir condamner d’une manière absolue la philanthropie qui s’exerce sous la forme de la bienfaisance publique. Non-seulement il a rejeté tout devoir d’assistance de la part de l’état, mais encore il a déclaré dangereuse et irréligieuse l’assistance privée. Laissez à la nature, dit-il avec dureté, le soin de punir l’imprévoyance du père qui appelle à la vie plus d’enfans qu’il n’en peut nourrir : la nature ne faillira pas à sa tâche, qui est providentielle. «Lorsque la nature se charge de gouverner et de punir, ce serait une ambition bien folle et bien déplacée de prétendre nous mettre à sa place et prendre sur nous tout l’odieux de l’exécution. Livrons donc cet homme coupable à la peine portée par la nature. L’accès et l’assistance des paroisses doivent lui être fermés, et si la bienfaisance privée lui tend quelques secours, l’intérêt de l’humanité requiert impérieusement que ces secours ne soient point trop abondans. Il faut qu’il sache que les lois de la nature, c’est-à-dire les lois de Dieu, l’ont condamné à vivre péniblement, pour le punir de les avoir violées, qu’il ne peut exercer contre la société aucune espèce de droit pour obtenir d’elle la moindre portion de nourriture[1]... » cette condamnation sommaire de l’assistance publique, prononcée par les malthusiens et par les darwinistes radicaux, peut-elle être acceptée au point de vue de la morale et du droit, et est-elle aussi inévitable qu’on le prétend au point de vue de l’histoire naturelle, au point de vue même des lois posées par Darwin?

D’abord, en ce qui concerne la question de droit, il y a, selon nous, une distinction capitale à faire entre le présent et l’avenir, entre le devoir de l’état à l’égard de ceux qui sont nés et son devoir à l’égard de ceux qui peuvent naître. Il y a actuellement sur terre assez et plus qu’il ne faut pour nourrir les hommes qui vivent aujourd’hui ; mais il peut se faire un jour qu’il n’y ait pas assez pour nourrir tous ceux qu’on appellera à la vie, et c’est alors seulement que la loi de Malthus sur la population sera devenue incontestable. Le moraliste doit donc se placer successivement à ces deux points de vue, que n’ont pas assez distingués ni les malthusiens ni les darwinistes. Afin de mieux faire comprendre la question, commençons par examiner les cas les plus simples; nous nous rapprocherons ensuite de la réalité plus complexe. Pour reprendre un exemple ancien et classique, dont on peut tirer des conséquences nouvelles, supposons un homme établi seul dans une île, où il a non-seulement le nécessaire, mais encore le superflu, et un naufragé jeté dans cette île par la tempête. Sans doute le premier occupant

  1. Malthus, Essai sur le principe de la population, trad. franc,. p. 515 et 519.