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dans la législation ou dans la politique, tend à produire des modifications sur la nature humaine, soit en mieux soit en pire[1]. Ces modifications sont l’inévitable effet des lois biologiques, c’est-à-dire de la concurrence vitale, de l’hérédité et de la sélection naturelle. Une bienfaisance qui ne tient nul compte de ces lois peut devenir malfaisante, et la fraternité à courte vue qui ne considère que la génération actuelle peut se changer, comme nous allons le voir, eu une véritable injustice envers les générations futures. Le grand danger auquel s’expose une charité aveugle, séparée de la science et de la justice contractuelle, c’est d’abaisser le niveau physique et moral de la race. Quelles sont sur ce point les conclusions du darwinisme? On peut, avec M. Spencer, les résumer dans ces deux propositions, que tout philanthrope, selon lui, devrait avoir sans cesse présentes à l’esprit : « La qualité d’une société baisse sous le rapport physique par la conservation artificielle de ses membres les plus faibles: la qualité d’une société baisse sous le rapport moral par la conservation artificielle des individus les moins capables de prendre soin d’eux-mêmes[2]. » Exposons successivement et essayons de restreindre à leur vraie portée ces deux propositions capitales.

La loi de Malthus, dont Darwin a déduit celle de la concurrence vitale, tend à amener, dans l’état actuel de la société, une surabondance numérique d’individus qui luttent pour l’existence même. L’excès de fécondité a de bons et de mauvais résultats. Tous les individus se trouvant ainsi soumis à la difficulté croissante de gagner leur vie, il se produit dans la société une sorte de « pression » dont l’effet naturel est en moyenne un progrès. Ceux-là seuls, en effet, peuvent

  1. Le fanatisme religieux, par exemple, par ses mesures de persécution, a produit des effets que ses partisans étaient loin de prévoir et une sorte de sélection à rebours. « Par une suite de supplices et d’empoisonnemens, dit Galton dans son Hereditary Genius, la station espagnole a été vidée de libres penseurs et comme drainée à raison de 1,000 personnes par an, pour les trois siècles entre 1471 et 1761 ; car une moyenne de cent personnes ont été exécutées et une moyenne de 900 emprisonnées chaque année durant cette période. Pendant ces trois siècles, il y a eu 32,000 personnes brûlées, 17,000 brûlées en effigie (la plupart sont mortes en prison ou ont quitté l’Espagne) et 291,000 ont été condamnées à la prison ou à d’autres peines. Il est impossible qu’une nation résiste à une politique pareille sans qu’elle amène une grave détérioration de la race. En enlevant à la nation ses hommes les plus intelligens et les plus hardis, elle a eu pour résultat notable la formation de la race inintelligente et superstitieuse de l’Espagne contemporaine. » On a aussi plusieurs fois appelé l’attention sur l’effet désastreux du régime militaire de notre époque, qui enlève à la famille et au travail la partie la plus valide de la jeunesse et, ne laissant dans les foyers que les hommes chétifs ou infirmes, produit une sélection a rebours dans la nation. Quand la guerre vient se joindre à l’armement universel, elle moissonne la partie la meilleure d’un peuple et abâtardit les générations qui restent.
  2. Herbert Spencer, Introduction à la science sociale, p. 368.