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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/429

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à ce que les plus actifs, les plus capables, les plus prudens, les plus consciencieux meurent sans postérité, tandis que les gens insoucians et malhonnêtes laisseront beaucoup d’enfans. « Mais quiconque n’admet pas cette théorie absurde, doit accorder que les arrangemens sociaux sont extrêmement funestes quand ils s’opposent à la multiplication des individus les mieux doués intellectuellement et favorisent la multiplication des hommes mal doués. » Aidez-vous les moins « méritans » à se propager, en les affranchissant de la mortalité à laquelle les vouerait naturellement leur absence de mérite, le mérite même deviendra de plus en plus rare de génération en génération. De plus, outre leur propre conservation et la conservation de leurs familles, les bons sont aussi obligés de veiller à la conservation des mauvais et de leurs familles, et ils sont ainsi exposés à être surmenés. C’est ce dont se plaignait également Stuart Mill; grâce à l’inintelligent emploi de l’income tax et à l’obligation pour toute commune de nourrir ses pauvres, ce sont les travailleurs qui sont forcés de nourrir les paresseux. Est-ce là de la justice? Dans certains cas, cette situation empêche les hommes laborieux de se marier ; dans d’autres, elle restreint le nombre de leurs enfans ou les oblige à ne leur donner qu’une nourriture insuffisante; dans d’autres cas, elle enlève les hommes laborieux à leur famille ; de toute façon, elle tend à arrêter la propagation des capables, à altérer leur constitution, à la ramener au niveau des incapables. Pendant ce temps-là ceux-ci croissent et se multiplient, conformément à la sagesse fort douteuse de la Bible ; ils pullulent aux dépens d’autrui. « C’est, dit M. Spencer, une réserve de misères amassée à dessein pour les générations futures. On ne peut faire un plus triste cadeau à la postérité que de l’encombrer d’un nombre toujours croissant d’imbéciles, de paresseux et de criminels. Aider les méchans, c’est au fond préparer malicieusement à nos descendans une multitude d’ennemis. On a le droit de se demander si la sotte philanthropie qui ne pense qu’à adoucir les maux du moment et persiste à ne pas voir les maux indirects, ne produit pas au total une plus grande somme de misère que l’égoïsme extrême[1]. »

Telles sont,. dans toute leur force, les objections de M. Spencer et de Darwin. Selon nous, elles tombent encore ici sur l’exercice aveugle et irrationnel de la philanthropie, plutôt que sur la philanthropie même. Poussé trop loin, le théorème relatif à l’abaissement intellectuel et moral des sociétés aurait des conséquences encore plus inadmissibles que le théorème relatif à leur abaissement physique. En effet, la loi d’hérédité intellectuelle et morale, qui en est

  1. Introduction à la science sociale, p. 369.