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la dégénérescence. La mort est la grande niveleuse : en anéantissant tout ce qui s’élève, elle démocratise l’humanité. » Les hommes paraissent donc avoir été organisés, selon le docteur Jacoby, «en vue de l’égalité. » Toute distinction trop tranchée en classes politiques, économiques ou intellectuelles, et toute sélection, qui est la conséquence logique et naturelle de cette distinction, sont également funestes à l’humanité, aux élus comme au reste des humains, « produisant manque chez ces derniers, excès chez les premiers de l’élément qui est le principe de la distinction des classes. » Dès qu’une partie de l’humanité a quelque chose en trop grande quantité, qu’il s’agisse de biens matériels ou de qualités intellectuelles, le reste de l’humanité se trouve immédiatement en avoir trop peu, et les deux parties souffrent également de cet excès comme de ce défaut. Mais la nature paraît vouloir se venger de cette violation de ses lois, et frappe cruellement les élus, les heureux, les châtiant « dans leur quatrième et leur septième génération. » Les lois de la nature sont immuables, et malheur à qui les viole! « Chaque privilège que l’homme s’accorde est un pas vers la dégénérescence, les phrénopathies, la mort de sa race. » En abaissant qui veut s’élever au-dessus du niveau commun de l’humanité, en châtiant les orgueilleux, en se vengeant de l’excès de bonheur, la nature charge les privilégiés d’être eux-mêmes les bourreaux de leur race. « Trop de bonheur offense et indigne les dieux, pensaient les anciens, et l’étude médicale des conséquences de toute distinction intellectuelle ou morale, de toute sélection, nous a conduit à la même conclusion : Humana imprudentîa impares esse voluit quos Deus œquaverat : La folie humaine veut rendre inégaux ceux que Dieu avait faits égaux, dit le pape Clément IV. » — Mais, s’il en est ainsi, les darwinistes peuvent-ils se plaindre de ce que la philanthropie s’efforce de diminuer dans une certaine mesure les inégalités nées du régime social? N’agit-elle pas en ce cas dans le sens même de la nature et conformément à son vœu?

Nous serions d’ailleurs moins pessimiste que M. Jacoby à l’égard des distinctions et sélections de toute sorte. La théorie que M. Jacoby a déduite du darwinisme, si on la poussait à l’extrême, sans faire les distinctions et restrictions nécessaires, irait à détruire les principes mêmes dont on la tire et serait le renversement des lois posées par Darwin : en effet, toute supériorité, supposant une dépense de force, pourrait devenir par cela même, dans la lutte pour la vie, un germe de dégénérescence au lieu d’être un germe de grandeur. Il n’y aurait de vraiment durable que ce qui ne s’élèverait

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  1. De la Sélection, p. 606 et suiv.