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L’entreprise peut avoir ses difficultés : elle est assurément faisable. La liberté de l’esprit humain a sans doute quelque chose en soi d’original, d’imprévu, de moqueur même, pour ainsi dire, qui se plait à déconcerter l’allure du raisonnement et de jouer les prévisions de la logique. On part tous les jours du même point, on arrive rarement au même but; comme s’il y avait partout un carrefour où les voies s’entrecroisent et se brouillent. Si les principes de Descartes ont également inspiré les Malebranche et les Spinoza, qui ne sait qu’il y a bien quelque différence entre les conclusions de l’Éthique et celles de la Recherche de la vérité? Ne craindrons-nous pas à notre tour qu’en nous flattant de déduire des principes de Descartes une esthétique tout entière, cette esthétique ne soit cartésienne que de nom et, en tout cas, très différente à son tour de celle qu’un autre en eût déduite ou en déduira? Mais la réponse est facile. Si nous pouvons mettre, en effet, le doigt sur le point précis où l’auteur de l’Éthique et celui de la Recherche de la vérité se sont séparés de Descartes, et l’un de l’autre, par conséquent, (et nous le pouvons) ; si nous pouvons montrer de plus, et en dépit de l’écart, que leur philosophie concorde en plus de points que l’on ne croit, jusque-là que, dans les grandes lignes, si Malebranche diffère quelque part de Spinoza, c’est uniquement parce qu’il est chrétien, et que certaines solutions lui sont comme imposées d’avance (et nous le pouvons encore), la logique n’est donc pas si vaine, la liberté de l’esprit si entière, et nous pouvons légitimement espérer d’aboutir. C’est ce qu’a pensé M. Krantz et c’est ce que nous pensons avec lui.

Où la difficulté commence et même deviendrait, si nous n’avions pas quelque autre moyen d’y pourvoir, tout à fait insurmontable, c’est quand il s’agit de passer à l’application et de descendre des hauteurs de l’esthétique pure à la théorie des arts particuliers.

On ne voit pas tout d’abord le lien, mais cependant on conçoit volontiers qu’il existe entre les lois te l’esthétique générale et les plus grandes questions que soulève cette théorie. Rien de plus aisé, par exemple, et pour peu que l’on sache raisonner, ce qui n’appartient pas à tout le monde, que de déduire d’une définition métaphysique du beau la théorie de la valeur expressive des diverses formes de l’art. Mais que je définisse le beau, maintenant, avec l’un, comme « l’expression de l’invisible, » ou bien l’idéal, avec l’autre, comme la manifestation, par les moyens propres à chaque art, du « caractère essentiel; » c’est ici qu’on ne discerne peut-être plus si facilement par quels chemins j’en viendrai où cependant il en faudra venir, à l’établissement des conditions spéciales de la sculpture en bronze, par exemple, ou à la détermination des lois du clair-obscur. Et tout de même, quelle que puisse être la définition de l’objet et de la nature de l’œuvre d’art impliquée dans la métaphysique de Descartes, il pourra bien sembler