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de l’inaccessible que celui qui débutait en ces termes devant la cour assemblée : « Sire, ce que l’œil n’a pas aperçu, ce que l’oreille n’a pas ouï, ce qui n’est jamais entré dans le cœur de l’homme, c’est ce qui doit faire aujourd’hui le sujet de notre entretien ? » M. Krantz admire beaucoup, et nous aussi, la célèbre image de Pascal : « cette sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. » Admirerait il moins cette expression de Bossuet : «Ce grand Dieu qui du centre de son éternité développe tout l’ordre des siècles, » ou voudrait-il nous faire croire qu’un la puisse figurer plus aisément aux yeux ?

Je passerai plus rapidement sur ce que M. Krantz appelle la Théorie de la perfection unique. La théorie tient d’assez près à la Théorie de la beauté par l’universel.

On l’obtient en prenant à la lettre l’opinion de Boileau, « qu’il n’est point de degré du médiocre au pire, » et la travestissant de façon à lui faire dire, — quoi qu’il dise, et dans l’Art poétique, expressément le contraire, — que le Tasse n’est pas plus près d’Homère que le bonhomme Chapelain. Si la beauté réside, en effet, quelque part dans une essence immuable, le procédé pour l’atteindre devient mathématique. Et comme on voit que les savans, enfoncés dans la recherche d’un problème identique, sous quelque latitude qu’ils alignent leurs équations, ne sauraient manquer de finir par se rencontrer dans une solution identique : ainsi le même sujet, traité par deux vrais poètes, selon sa vraie constitution, doit être traité d’une manière identique, et se réaliser dans une œuvre identique. Les œuvres sont belles ou elles ne le sont pas; si elles le sont, elles ne le peuvent être qu’absolument; si elles ne le sont pas, elles sont nulles et comme non avenues. Est-ce bien sérieusement que M. Krantz prête à Boileau de semblables idées? J’en ai peur, j’en ai même grand’peur. Cependant j’aime encore mieux croire que, tout occupé du plaisir de suivre son raisonnement (ce qui est un des plus vifs plaisirs qu’il y ait au monde), il en aura dit un peu plus qu’il n’en pensait. S’il a donc voulu dire que l’art classique, en raison de la hauteur même où il mettait son idéal, ne pouvait qu’enfanter des chefs-d’œuvre ou mourir, nous ne sommes pas loin de nous entendre. Mais s’il prétend que l’espèce même et la nature de son esthétique, le réduisait promptement à ne plus avoir de ressource que dans la contrefaçon de lui-même, c’est par où la Théorie de la perfection unique touche à la Théorie de l’imitation, volontaire d’abord, puis nécessaire, puis fatale.

Examinons donc cette théorie à son tour et ne craignons pas d’y appuyer. M. Krantz l’a très bien vu, l’importance en est capitale.

Il n’est assurément pas douteux que l’art classique au XVIIe siècle s’est proposé l’art antique pour modèle, pour guide, et pour fin. Ni Boileau, ni Racine, ni Molière, ni La Fontaine ne se cachent d’imiter,