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mais plutôt ils s’en font gloire, et de surpasser, s’ils le peuvent, ou à tout le moins, d’égaler en imitant. Le moyen cependant d’égaler les anciens et de les surpasser, à plus forte raison, si d’un coup de leur art, presque dans tous les genres, ils ont atteint la perfection ? Ce sera de mettre dans la nouveauté de la forme cette part d’invention ou d’originalité qu’on ne peut plus mettre dans le fond. Voilà bien, selon M. Krantz, la première phase de l’imitation : elle est consciente, elle est volontaire, elle est raisonnée. Rien d’aveugle d’ailleurs, ni de superstitieux ; en imitant Euripide, Racine le corrige ; en traduisant Horace, Boileau le modifie ; les maîtres ne sont pas des tyrans et les autorités ne sont pas des idoles. Mais en quoi consiste cette part d’invention que l’on met dans la forme ? Est-ce uniquement, comme le dit M. Krantz, dans l’ordre nouveau des idées et le nouvel arrangement des mots ? A la vérité, ce ne serait déjà pas si peu de chose. C’est beaucoup que l’ordre des idées et c’est beaucoup aussi que l’arrangement des mots. A prendre l’ordre et l’arrangement dans un sens un peu large, on pourrait soutenir qu’ils font l’unique différence des Sosies de Rotrou, par exemple, à l’Amphitryon de Molière, et de la Phèdre de Pradon à la Phèdre de Racine. Mais il y a mieux que cela ; il y a la part d’observation psychologique et morale dont l’humanité s’est enrichie depuis le temps de Plaute et d’Euripide.

M. Krantz ne nous a pas dit un mot, si j’ai bonne mémoire, de cette connaissance de l’homme où est cependant la vraie gloire du XVIIe siècle. Il cite quelque part La Bruyère et le début des Caractères: «Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent. » Mais La Bruyère a répondu lui-même : « Il se fait généralement dans tous les hommes des combinaisons infinies de la puissance, de la faveur, du génie, des richesses, des dignités, de la noblesse, de la force, de l’industrie, de la capacité, de la vertu, du vice, de la faiblesse, de la stupidité, de la pauvreté, de l’impuissance, de la roture et de la bassesse. Ces choses, mêlées ensemble en mille manières différentes et compensées l’une par l’autre en divers sujets, forment aussi les divers états et les différentes conditions. » Reconnaître ces « mille manières différentes ; » démêler l’artifice de ces « combinaisons infinies ; » faire un choix, non pas des plus universelles, ni même des plus générales, mais des plus permanentes, ce qui n’est peut-être pas tout à fait la même chose ; les placer et les représenter exactement dans le milieu qui leur convient, dans le train de la vie quotidienne, avec Molière, si c’est la prose de l’existence dont on veuille s’égayer, dans la perspective du temps ou de la distance, au contraire, avec Racine si c’est la poésie de la passion que l’on veuille dégager : telle a été la part d’invention de la littérature française classique du XVIIe siècle. Et il apparaît clairement que bien loin qu’il y ait là rien de