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France ne pourrait jamais faire face à tant de charges, à une rançon si démesurée, M. Thiers, lui, ne doutait pas; il s’efforçait de relever les esprits. « Est-il vrai, disait-il, que la France, comme on l’assure quelquefois, après une guerre qui n’a presque pas d’égale dans son histoire, après les malheurs sans pareils qui s’y sont ajoutés, est-il vrai que la France, accablée par tant de calamités à la fois, soit incapable de suffire à ses charges? Est-il vrai qu’elle serait dans l’illusion si elle croyait pouvoir y suffire? Quant à moi, j’en ai fait une étude sérieuse, approfondie, l’étude d’un honnête homme qui a de grands devoirs à remplir et qui en sent toute la gravité. Grâce à cette étude, je l’ose dire devant vous, devant le pays, devant le monde, la France, sans doute, a été malheureuse; mais si elle sait être virile et sans illusion, elle peut supporter toutes les charges qui vont peser sur elle... » Il parlait ainsi, et cette confiance qu’il exprimait, qu’il croyait politique de témoigner, il ne se bornait pas à la mettre dans ses discours, il la mettait dans ses actes. Il ne perdait pas une heure pour faire une réalité de cette « réorganisation » qu’il avait inscrite dans son programme.

Deux objets, entre tous, l’attiraient et l’absorbaient dans cette réorganisation nécessaire. Sans se désintéresser des autres services publics, il concentrait principalement son attention, son ardeur, sur ce qu’il a appelé bien souvent les deux grands ressorts d’un état, — « l’armée et la finance. »

Refaire une force militaire était, à la vérité, ce qu’il y avait de plus pressant, ne fût-ce que pour garder une apparence de dignité devant l’étranger ; l’insurrection parisienne en avait fait tout à coup une question de vie ou de mort, et c’était assurément une difficulté redoutable de retrouver une armée dans les débris de corps en dissolution, dans des masses confuses de prisonniers revenant d’Allemagne. Ce problème, M. Thiers s’était dévoué à le résoudre. Il avait réussi, autant qu’il le pouvait pour le moment, au prix des plus énergiques et des plus ingénieux efforts. En quelques semaines, il avait pu rassembler à Versailles une armée de plus de cent mille hommes avec son matériel, ses cadres, ses généraux. Bien loin de céder à d’indignes soupçons à l’égard de chefs militaires qui avaient été malheureux, qui n’en restaient pas moins de vaillans et fidèles serviteurs de la France, il allait au-devant d’eux simplement, cordialement, sans leur demander compte de leurs préférences ou de leurs regrets. Il savait qu’en leur offrant une occasion nouvelle de servir le pays et l’ordre, il pouvait se fier à leur honneur. Il gagnait les chefs par la confiance, il entourait les soldats de sa sollicitude; pour tous il était le représentant de la nation, une autorité vigilante et sympathique. M. Thiers avait la première des qualités pour rallier