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Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 53.djvu/529

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Retranché sur ce dernier et unique point de défense, il avait expressément recommandé à M. de Gontaut-Biron de ne pas céder. M. de Bismarck, à la vérité, protestait de sa loyauté. Il appelait à son secours un argument dont il s’est bien souvent servi dans sa carrière : il prétendait que, pour lui, il n’y tenait pas, mais qu’il subissait la volonté du roi, du parti militaire, même des Allemands du Sud, qui, après lui avoir reproché d’avoir laissé Belfort à la France, ne lui pardonneraient pas de livrer prématurément ce dernier poste de l’occupation. Il ajoutait d’ailleurs que vouloir retenir par la force une ville qu’on aurait promis de restituer, comme on l’en soupçonnait, ce serait se mettre au ban de l’Europe, et il allait même jusqu’à déclarer familièrement que, si on pouvait manquer à de telles obligations, il serait prêt, lui, à se rendre prisonnier à Versailles en gage de sa parole. Le chancelier pouvait être sincère, néanmoins M. Thiers, qui avait l’argent en main et qui s’apercevait bien que M. de Bismarck était aussi pressé que lui, M. Thiers résistait. Pendant deux fois vingt-quatre heures, la négociation courait incessamment sur le fil du télégraphe, entrecoupée d’intimes péripéties, toujours plus pressante. On n’avait pas encore réussi à se mettre d’accord quand M. de Bismarck, dans une conversation, se laissait aller à proposer de substituer Verdun à Belfort pour le dernier poste réservé à l’occupation jusqu’au paiement complet et définitif. Sur-le-champ M. Thiers envoyait son acceptation; il avait satisfaction devant l’opinion pour Belfort, il ne craignait rien pour Verdun. Dès lors, on aurait pu croire qu’on en avait fini. A la dernière heure, au contraire, éclatait une surprise nouvelle. M. de Bismarck se rétractait tout à coup, prétendant que la concession qu’il avait faite n’avait pas été approuvée par son souverain. Pendant toute la matinée du 15, il hésitait ou il avait l’air d’hésiter encore, et ce qu’il y avait de curieux, c’est que, ce jour-là même, l’ambassadeur de France, M. de Gontaut-Biron, donnait un repas de gala où l’empereur Guillaume avait promis d’assister. Ce n’est que peu avant ce diner officiel, à cinq heures, que tout était enfin réglé, et dans la soirée même, M. Thiers pouvait annoncer joyeusement au conseil, à Versailles, la signature de cette convention du 15 mars par laquelle tout devait être terminé à l’automne de 1873, — et les paiemens, dont le dernier devait s’effectuer au 5 septembre, et la retraite des Allemands, qui devait commencer au 5 juillet.

Ainsi, après deux années de diplomatie, d’activité infatigable, d’épreuves sans nombre, d’opérations sans exemple, M. Thiers pouvait désormais entrevoir à courte échéance cette libération du territoire qui paraissait presque un rêve au mois de mars 1871, entre les ruines de la guerre étrangère et les désastres de la guerre civile.