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murailles; la masse de nos banales constructions est bâtie en dehors des portes, dans le quartier bas qui avoisine le lac, loin des hauteurs où se pressent les maisons des vrais croyans. Du pied des murailles jusqu’au bord de l’eau, s’étend la promenade célèbre de la Marine, qui n’est pas encore une avenue de palais: c’est une large voie tracée au milieu de terrains vagues où pourrissent des boues fétides et sur le bord de laquelle peu de maisons s’élèvent jusqu’aujourd’hui. L’odeur, très déplaisante en hiver, est si forte en été que, malgré toutes les précautions, on en est réveillé dans son lit, et, la chaleur et les moustiques aidant, le sommeil devient impossible. Mais déjà on se dispute les parcelles de ce sol plat et fangeux, car chacun pense qu’avant peu on l’aura assaini, que de hautes maisons s’y aligneront à perte de vue, et que, de leurs balcons, on verra la masse embrouillée des mâts et des vergues des navires pour lesquels on aura creusé un port. Déjà beaucoup de rues ont été tracées, et çà et là quelques murs s’élèvent, mais comme il n’y a aucun service de voirie, d’immenses flaques d’eau se forment qui reflètent le ciel et les maisons ; les charrettes les évitent en passant sur les trottoirs, qui se couvrent à leur tour de fondrières, et les piétons sont bien à plaindre. Le soir, ils ne peuvent parcourir les rues de leur quartier que munis de lanternes; et chacun sort ainsi précédé de son domestique, à la suite duquel, sous ce ciel uni et dans cette solitude, il se prend à rêver, écoutant la prière des muftis sur les minarets, regardant onduler le profil des montagnes jusqu’à ce qu’il se trouve parfois au milieu d’une grande mare où le rêve du domestique a conduit celui du maître.

Mais il faut passer les portes, et tout de suite c’est la ville arabe commerçante qui se présente, et l’on ne tarde pas à s’apercevoir, par comparaison, que le quartier européen est, hélas! de beaucoup le plus mal tenu, le plus boueux, le plus effondré de toute la ville.

Sous la porte et sur la place qui suit, une quantité de marchands de comestibles sont installés à terre; des saucisses minces et odorantes grillent sur des charbons ; naturellement, ce ne sont ni des juifs, ni des musulmans qui les vendent. Sous la porte encore, des négresses acajou qui ne craignent pas d’avoir le visage découvert. Assises à terre, derrière leurs paniers d’oranges, enveloppées d’étoffes rayées, éclatantes, elles n’ont plus de forme ; on voit une masse incompréhensible de cotonnades de couleur, et, quelque part, dans les plis, une large face ébahie, qui serait monochrome sans les deux points blancs des yeux et l’immense ouverture de la bouche noire et béante. Et, tout auprès, des marchands de pâtisseries indigènes avec du papier d’or collé dessus en losanges, pour les rendre plus appétissantes, des marchands de galettes arabes, de citrons doux, fort jolis de forme, mais très fades, de cédrats, toute une foule encombrante,