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huilante et bariolée. Il faut éviter les chameaux qui passent et les ânes qui réfléchissent et les cavaliers qui se poussent comme de simples piétons à travers la foule, avec leurs étriers de fer grands comme des sabots et leurs selles à dossier commode comme des chaises, et leurs chevaux harnachés de velours violet et de broderies d’or.

Les ruelles tortueuses commencent, quelques traces de commerce semi-européen y paraissent d’abord, puis s’effacent, et l’on se trouve à l’ombre des voûtes entre-croisées du marché maure. C’est un spectacle saisissant. Quand on arrive pour la première fois à Venise et qu’à peine sorti des wagons noirs, on aperçoit l’eau brillante du grand canal sillonné de gondoles, bordé de palais et qu’on suit sa route à travers les mille replis des canaux verts, on n’a pas une surprise et un plaisir plus grand que lorsqu’on pénètre pour la première fois dans les souks (bazars) de Tunis. Tout le réseau de ces allées de boutiques est couvert; par les jours du toit mal tenu passent des flèches de soleil qui éblouissent dans cette ombre. Le marteau des cordonniers retentit. Quels cordonniers! des gens à barbe pointue et à turbans qui martellent ou découpent le cuir jaune ou rouge des minces chaussures tunisiennes; les tailleurs brodent les carapaces d’or et d’argent où les femmes enferment leurs jambes aux jours de fête; les armuriers fourbissent leurs sabres, leurs longs fusils à pierre et leurs gros pistolets à entonnoir.

Les voûtes se croisent indéfiniment et les métiers, comme chez nous au moyen âge, sont groupés ensemble par quartiers; les boutiques des savetiers en jaune sont rangées à la suite les unes des autres, celles des savetiers en rouge sont ailleurs et toutes ensemble aussi; il y a même un marché exprès pour les faiseurs de babouches recourbées en pointe. Le passant compare et choisit, il s’assied longuement chez le marchand d’étoffes qui lui apporte aussitôt, dans un godet de porcelaine, du café arabe odorant mélangé de marc. Tout autour de lui, jusqu’au toit de l’étroite boutique, sont empilées les étoffes. Accroupi sur ses tapis, Mohammed jure qu’on le ruine, qu’il cède tout à perte parce que l’acheteur est de ses amis; il rit, il met la main sur sa poitrine, il proteste, gesticule, se désespère. Attirés par l’odeur de la chair, des indigènes complaisans s’approchent, car rien n’est plus intéressant que de voir acheter, vendre et payer; ils aident le chaland à lutter contre les désespoirs et les découragemens de Mohammed, et le marchand finit par céder, avec de grands gémissemens, un ballot de tapis, de couvertures et de turbans brodés de soie.

Le souk des parfums est le plus riche, mais, là aussi, les boutiques sont très simples : ce sont des ouvertures béantes et carrées,