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— Mon père, vous m’avez dit que, pour un caprice de femme, les hommes vaillans, c’er-t-à-dire ceux qui aiment le plus, d’après vous, accompliraient l’impossible ?

— Je le répète, répondit le vieillard.

— Eh bien, Néfissa, elle, a un caprice. Meriem, à czama[1], m’a dit que sur le pic le plus élevé du Djebel-Amour fleurissait une rose jaune aux senteurs enivrantes et qu’à côté nichaient des tourterelles bleues. Je veux la rose et les oiseaux. Je serai la femme de celui qui me les apportera.


II.

C’était un étrange caprice que celui de Néfissa. Quoique habitué à satisfaire tous ses désirs, à obéir à ses moindres volontés, Kouïder s’était parfois avisé de faire remarquer à sa fille la bizarrerie du prix qu’elle attachait à sa conquête. En vain avait-il essayé de lui faire comprendre qu’on pouvait être un excellent mari sans avoir déniché des tourterelles bleues et qu’il était possible de rendre sa femme heureuse sans qu’il fût nécessaire d’effeuiller à ses pieds les pétales d’une rose inconnue, à tout cela Néfissa répondait en maintenant sa résolution de n’appartenir qu’à l’homme qui lui apporterait d’une main la fleur désirée et de l’autre le volatile ami des nuages bleus.

Les flancs du Djebel-Amour qui regardent le Sahara sont abrupts et presque infranchissables. Cependant cent cinquante jeunes gens de vingt à vingt-six ans en tentèrent l’escalade pour obéir à Néfissa, mais pas un ne put arriver sur les pics derniers où, à côté des neiges, croissait, au dire de la czana, la rose jaune et nichaient les jolies tourterelles, couleur d’azur. Leurs pieds laissèrent des empreintes sanglantes sur les roches aiguës, leurs mains se déchirèrent aux aspérités sauvages, non-seulement rien n’apparaissait à leurs regards qui ressemblât à ce que demandait la vierge des ksours, mais encore il arriva un moment où l’ascension ne fut plus possible. Du reste, plus on montait et plus la flore devenait rare ; à peine si de pâles centaurées, de maigres romarins végétaient sur ces âpres cimes. Quant, aux oiseaux, on n’en voyait presque plus. Seul, l’aigle ou le faucon habitait ces régions élevées.

Désolés, meurtris, à bout de forces, les prétendans à la main de Néfissa reprirent le chemin de leur tribu. Ah ! si la fille de Kouïder eût demandé à chacun d’eux de lui apporter dix peaux de lion pour servir de tapis au gynécée, que de dépouilles sanglantes seraient déjà à ses pieds !

  1. Devineresse.