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comprendre prévalent et sur ses aversions et sur ses sympathies. Pendant les trente-six ans qu’il est resté à Berlin, le baron Nothomb n’a jamais aliéné la liberté de son jugement. Il aimait le séjour de cette ville, dont il avait vu les rapides transformations. Berlin est à la fois une grande capitale politique et un centre de forte vie intellectuelle, ce n’est pas un lieu de plaisir, et la société n’y est que rarement ouverte aux diplomates étrangers. En 1869, on nous montra sous les Linden un Italien dont on s’occupait beaucoup. Il était arrivé depuis quelques mois, et quand on lui demandait ce qu’il était venu faire, il répondait : « Je ne suis ici que pour m’amuser. » Les Berlinois étaient persuadés que cette énorme flatterie couvrait une intrigue diplomatique, que cet homme extraordinaire qui s’amusait à Berlin avait une mission de son gouvernement, désireux de leur faire sa cour, et ils se disaient : « Aussi longtemps qu’il s’amusera, nous pouvons compter sur l’alliance de l’Italie. » M. Nothomb ne s’amusait pas à Berlin, mais il s’y plaisait beaucoup, et il est certain que, pour s’y ennuyer, il faut avoir l’esprit bien vide ou bien frivole.

L’empereur Guillaume, qui le voyait de bon œil, eut plus d’une fois pour lui de gracieuses attentions. Bien venu à la cour, il avait été jadis recherché par M. de Bismarck, dans le temps où le grand ministre, encore contesté, avait besoin de tout le monde. Depuis, il a tenu à distance le corps diplomatique et fait passer en dîners parlementaires tous ses frais de représentation. Un député disposé à voter le monopole du tabac lui paraît un personnage plus important, plus digne d’être soigné qu’un ambassadeur ou un chargé de légation. Le ministre de Belgique avait pressenti dès l’origine les destinées de ce junker, qu’on avait pris à ses débuts pour « un homme moquable. « Il avait dit : « Il sera Richelieu ou Alberoni. » Plus tard il comprit mieux que personne en quoi le chancelier de l’empire allemand égalait Richelieu, en quoi il ne le valait pas.

Le 18 avril 1877, à la veille de la guerre d’Orient et peu de jours après que M. de Bismarck venait une fois de plus d’offrir et de retirer sa démission, le baron Nothomb m’écrivait : « Le chancelier a fait un profond calcul, il a gagné la partie. Un autre que lui se serait couvert de ridicule, il apparaît dans sa toute-puissance. Il a constaté que l’on ne peut se passer de lui. Est-il physiquement aussi bas qu’il se plaît à le dire? Bien des personnes en doutent. Il lui suffirait de mieux employer son temps, de mieux distribuer sa journée, de savoir se gouverner lui-même. Il se couche à quatre heures du matin, il résiste au sommeil jusqu’à sept, il quitte le lit après-midi. Déjà les affaires se sont accumulées; il les aborde avec répugnance, que dis-je? avec colère. Il est moralement plus malade que physiquement ce qui ne diminue en rien ses facultés intellectuelles... On prétend qu’un grand rôle lui est réservé dans la question d’Orient. Tout ce qu’on peut affirmer, c’est que la