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crainte d’une alliance franco-russe le domine; il doit donc user de complaisance pour la Russie. S’il s’agissait d’un esprit élevé, d’une âme généreuse, on pourrait se livrer à des conjectures, mais le chancelier n’est pas dominé par les intérêts de l’humanité, de l’Europe même; ce n’est qu’un homme d’état allemand. La politique n’est pour lui qu’une dynamique; il méprise les hommes, il n’a que deux objets en vue, le maintien de son œuvre et de sa personne, la grandeur de l’Allemagne et la sienne. La fortune a tout fait pour lui; il se dit profondément malheureux, et il l’est. Tout équilibre est détruit chez lui. Il a fait semblant de vouloir abandonner le pouvoir; il ne pourrait vivre sans le pouvoir. Il ne saurait se passer de l’admiration publique; ce qui le prouve, c’est l’attention qu’il donne à la presse. La moindre piqûre l’irrite. Je cherche vainement son pareil dans l’histoire. On ne peut séparer l’homme de son tempérament tel qu’il s’est développé par des succès inouïs; son pouvoir est devenu une sorte de césarisme ministériel. Il lui a plu de tenir le monde en suspens pendant quinze jours; il sait maintenant ce que vaut sa personne et surtout ce que vaut le reste du monde. »

M. Nothomb admirait autant que personne le génie diplomatique de M. de Bismarck; il regrettait seulement que l’équilibre lui manquât, et l’équilibre était, selon lui, la grande chose, le secret des santés robustes, des états raisonnablement gouvernés, des vies sagement ordonnées, comme des livres bien composés et des maisons bien construites. Il s’est toujours appliqué à conserver le sien. Il avait des goûts qui ne dégénéraient pas en fureurs, ses curiosités ne se tournaient pas en manies; il savait concilier ses habitudes avec l’amour des nouveautés, son immuable bon sens était assaisonné de belle humeur, son application minutieuse aux détails ne dérobait rien à sa passion pour les vues générales, son exactitude d’homme d’affaires ne l’empêchait point de philosopher, son caractère aussi égal que souple s’accommodait et du monde et de la vie de famille et de la solitude. « La vie, disait-il, est la science du possible comme la politique. » Il avait éprouvé de grands chagrins, vivement ressentis par la femme distinguée qu’il avait épousée le 23 mai 1836. Ils avaient perdu leurs deux filles à la fleur de l’âge; une de leurs filles, cédant à une impérieuse vocation, avait pris le voile; son père ne la voyait que dans ses courtes visites à Paris. Il sentait d’autant plus le prix de ce qu’il avait sauvé du naufrage, et sa philosophie naturelle faisait le reste. Le baron Nothomb n’a pas été seulement un homme fort remarquable et très utile à son pays, il a été un homme heureux; il y a toujours quelque mérite à l’être, il y a toujours un peu de vertu dans le bonheur.


G. VALBERT.