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Il décrit à perte d’haleine ; vous croiriez lire un feuilleton d’art comme on les rédige à présent, du Gautier, moins le pittoresque et l’originalité du point de vue, car Gautier, comme Henri Heine, a ses velléités philosophiques et tient compte de tout. Supposons que l’un ou l’autre se trouve en présence de l’œuvre d’Orcagna, il nous la racontera certainement, mais en ayant soin de se placer dans le milieu social où vécut l’artiste et de mêler au prestige de sa description l’intérêt du fait historique. Tout le monde a lu dans Boccace le récit de la peste de Florence, en 1348. On sait que le Décaméron tira son origine de la circonstance : « La mort noire, la grande mort, dépeuplait la cité et s’étendait de l’un à l’autre comme une flamme s’attaquant à des corps secs ou imbibés d’huile. » Mourir pour mourir, autant valait prendre gaîment la chose et sauter le pas en belle et spirituelle compagnie, au cliquetis des verres, au doux gazouillement de la cascade, sous les arbres frais et la tête pleine de chansons et de galantes anecdotes. Reste à se demander ce qu’il y avait de sincère au fond de ces bravades. M’est avis, au contraire, que ces beaux messieurs et ces belles dames, en narguant la mort, se mouraient de peur et Messer Boccaccio tout le premier, qui bientôt se tourna du côté de la science, commenta Dante, et, retiré à Castaldo, y fit dans le recueillement et la solitude une longue cure de pénitence rendue indispensable par l’intempérance de ses Nouvelles. N’en déplaise aux diversions badines, l’impression du moment fut terrible et le titre de cette tragédie se lit en caractères formidables sur les murs du Campo-Santo de Pise.

Elle s’appelle le Triomphe de la Mort. Une partie de la fresque d’Orcagna, — celle de droite, — semble inspirée par le livre de Boccace : vous diriez une illustration. Une compagnie de gens du monde se prélasse à l’ombre des orangers; de riches tapisj onchent le sol; une chanteuse, un joueur de viole, d’élégans seigneurs, le faucon au poing, de nobles dames avec de jolis petits chiens dans leur giron, ils écoutent la musique en devisant et se disent au XIVe siècle ce que les bergers et les bergères de Watteau se disaient au XVIIIe. Nous savons l’air et la chanson, et pas n’était besoin de faire planer là ces deux amours secouant leurs torches ; mais déjà le spectre d’épouvante se manifeste : la Mort en vieille femme, aux ailes de chauve-souris, cuirassée d’une cotte de mailles impénétrable et ses longs cheveux gris flottans, livide, horrible, impassible, sans haine et sans colère, fauchant partout, âpre au métier, indifférente! Ces damoiseaux et leurs princesses du joli bois des orangers, sa prochaine rafle sera pour eux. En attendant, des piles de cadavres nous racontent ses récens exploits, — tous revêtus encore des costumes qu’ils portèrent pendant la vie, leurs faces blêmes empreintes des suprêmes stigmates : anxieuse