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vers ; il admettrait toutefois un mode particulier d’interprétation poétique : « Quelques vers bien venus qui, çà et là, rendent le vers de Shakspeare tout entier ne suffisent point à effacer l’impression de souffrance que produit le spectacle de la pensée du maître tour à tour délayée et décolorée ou étranglée et mutilée dans les hémistiches d’une versification facile et traînante, ou obscure et pénible. » Notre alexandrin usuel mis à l’écart comme atteint et convaincu d’impuissance, il faudrait essayer d’un rythme nouveau, celui-là même que Shakspeare emploie : une langue cadencée et sans rimes, audacieuse et correcte, claire et précipitée, la ligne commençant une idée et en achevant une autre, un style dégagé de préoccupations métriques et pourtant capable de servir de cadre aux idées, aux images. Shakspeare, à mesure qu’il avance, change son mode d’expression ; la rime qui, dans ses premières pièces, est encore un procédé normal de métrique, dans les dernières, n’est plus qu’un procédé exceptionnel commandé par des circonstances exceptionnelles et destiné à produire des effets voulus ; il faudrait, en cela, pouvoir l’imiter, le suivre, et de la pensée et de la forme, en ses chronologiques métamorphoses ; il y a aussi loin du style de Roméo ou de Richard III à celui de Cymbeline ou de Macbeth que des vers ou des caractères des uns aux vers ou aux caractères des autres.

L’histoire du génie dramatique de Shakspeare formerait elle-même un drame en trois actes avec prologue. De 1588 à 1593, Shakspeare débute et s’essaie ; il fait son apprentissage d’abord comme adaptateur, puis comme auteur. Il retouche les pièces anciennes, toutes de meurtre et de sang, toutes pleines de l’horreur du drame préshakspearien, il jette dans des comédies de haute fantaisie et d’aimable invraisemblance des flots de verve juvénile, d’esprit raffiné de concetti italiens ; il prélude à la peinture de la passion dans les Deux Gentilshommes de Vérone, s’amuse au royaume des fées dans le Rêve d’une nuit d’été, il prend enfin conscience de lui-même dans Richard III, fin du prologue. — Avec Roméo et Juliette (1593-1601) commence le premier acte. C’est dans cette période que Shakspeare fonde sa réputation et sa fortune. Il fait vibrer les deux sentimens généreux et les plus puissans à ébranler les masses : l’amour et le patriotisme. Jeunesse, entrain, fougue printanière, qui ne se retrouveront plus dans le reste de sa carrière. La verve et la gaîté débordent, la comédie pénètre sans cesse la tragédie, et la farce pénètre la comédie, il est en plein dans le courant de la vie, il croit en elle et la croit bonne. Si la réflexion se fait jour par instans, c’est la réflexion morale, non la réflexion philosophique, il ne s’est pas détaché de la scène et fait corps avec ses personnages. Il est optimiste, il sait sans doute que le mal existe et il le peint, mais sous une seule forme, le mal historique, les crimes de l’ambition.